CzechMarket #3 – « En tant qu’entrepreneur en République tchèque, il faut être solide »
La semaine dernière, nous avons entendu Christian Béraud-Letz raconter avec passion sa rencontre de la Tchécoslovaquie il y a vingt-quatre ans. Fondateur d’Atoz, une société d’information professionnelle qui emploie actuellement une cinquantaine de personnes en République tchèque et en Slovaquie, il a dépeint pour Radio Prague un tableau d’effervescence économique qui l’a pris au corps et lui a donné l’impulsion d’y créer en 1993 son entreprise. Nous vous proposons d’écouter aujourd’hui la seconde partie de cet entretien dans laquelle il présente une autre facette de son expérience d’entrepreneur sur le marché tchèque.
« Je faisais de la réflexion stratégique : pourquoi cela ne marche pas, pourquoi cela marche moins bien, ce qu’il faudrait faire… J’avais une pratique de conseil sur des problématiques de marques, et la culture de marque en 1992 en République tchèque – que j’ai eu la chance de connaître tchécoslovaque – cela n’existait pas. Je déboulais dans un terrain de jeux, une mine à ciel ouvert où il y avait en effet tout à faire, mais il fallait travailler sept jours sur sept, ne pas compter ses heures et en vouloir sans regarder à la dépense. »
Quand vous dites « il fallait en vouloir », il faut de toute façon en vouloir quand on est entrepreneur : y a-t-il eu des difficultés propres au marché tchèque ?
« Quand on est entrepreneur, en effet il faut en vouloir, il faut être animé, passionné, il faut pratiquer la course de fond, pas le 100 mètres. J’ai connu des situations en tant qu’entrepreneur où j’arrive à mes bureaux, tout près de Koněvova Prague 3 pour qui connaît – on était déjà plus d’une dizaine de personnes à ce moment-là –, on démarre les ordinateurs : il y en a pas un qui démarre… Quelqu’un avait volé tous les disques durs, mais en ayant pris soin de remonter les capots ! Quand il vous arrive un truc pareil, vous n’avez qu’une envie, en tant qu’étranger, c’est de dire : je pars. En tant qu’entrepreneur qui n’est pas là pour voler, exploiter ni pour construire une fortune personnelle mais qui est là pour partager, vous le vivez très mal. »
« En tant qu’entrepreneur en République tchèque, à l’époque mais encore aujourd’hui, il faut être solide. On a eu des cas de gens qui sont entrés dans notre entreprise à des postes de commerciaux, qui étaient supposés rencontrer des clients pour leur proposer notre camelote – et je lui ai en effet parlé d’un « camelot » dans ce sens-là parce que je trouve cela rigolo – mais qui au lieu de faire cela proposaient une camelote identique qu’eux-mêmes allaient développer et qui ont disparu le lendemain avec nos fichiers clients ! Mais cela ne s’est pas produit une fois, cela s’est produit plusieurs fois, malgré des procédures. Donc des situations abracadabrantes nous en avons connu, et quand on a vingt-trois ans d’entreprenariat en République tchèque, marché ultralibéral, vous vous dites : c’est bon, des combats on en a livré, il n’y a plus rien qui va nous étonner. Eh bien, je vous garantis : c’est beaucoup moins qu’avant, mais il y a toujours de l’innovation en matière de crapulerie, il y a toujours de l’innovation ! »
Mais est-ce vraiment propre au marché tchèque ? Des crapules il y en existe partout, non ?« En effet, ce que je décris, c’est une réalité d’entrepreneur. Une réalité d’entrepreneur en République tchèque, c’est celle d’un environnement ultralibéral où tous les coups sont permis. C’est un environnement qui, en tant qu’entrepreneur, éreinte, fatigue, use. L’ultralibéralisme épuise. »
Vous pensez que ces situations ne se seraient pas produites en France ?
« Peut-être pas de cette façon-là. Mais je n’en sais rien car je n’ai pas entrepris en France, et d’ailleurs mon expérience d’entrepreneur en République tchèque ne me donne absolument pas envie d’entreprendre quoi que ce soit ailleurs. »
Connaissez-vous des gens qui ont monté leur entreprise en France ? Ne font-ils pas ce genre de témoignages ?
« Non, eux vont effectivement témoigner de la lourdeur fiscale française qui fait la une des journaux internationaux. Un pays qui saigne fiscalement les créateurs de dynamiques économiques : ça, c’est la réalité française, quoi qu’on en dise. Vous discutez avec un restaurateur, avec un hôtelier, avec des commerçants, avec un chausseur… ils vous diront exactement ça. C’est un pays qui fiscalement saigne ses créations d’emplois, ses créations de richesses, ses créations de consommation et ses créations d’impositions. Et personnellement, jamais je n’aurais envie de créer dans ce pays. »
« L’avantage de l’ultralibéralisme, c’est qu’on peut créer, on peut s’inventer, on peut s’inviter. On peut dire : ‘Tiens, moi j’ai envie de faire ça et moi j’ai envie de faire ça’, c’est possible. Vous voulez rencontrer quelqu’un, vous pouvez le rencontrer. C’est quand même quelque chose d’incroyable : j’ai le souvenir de me promener dans Prague, d’aller dîner et tout d’un coup, il était encore Premier ministre à l’époque, il y a Václav Klaus qui déboule, qui s’installe à côté de vous et vous taillez la bavette avec Klaus ! Et c’est ce que cela devrait être. La chose publique a priori, c’est de cet ordre-là : je me promène dans la rue comme les autres, je vais dans une ‘hospoda’ (taverne, ndlr) comme les autres, boire des bières comme les autres. Il y a de l’humain, et autant Premier ministre qu’il est, il est humain, il est là et je peux lui parler. C’est ce qui existe encore en République tchèque. Il y a encore des tas de choses à faire. Si on est animé d’aventures, je dirais la même chose que mon beau-père à l’époque : ‘Go East, young man!’ »Un marché ultralibéral où tout est possible de même que tout est permis… Nous poursuivons notre entretien avec une réflexion sur l’identité du peuple tchèque lui-même, vers laquelle Christian Béraud-Letz m’entraîne naturellement :
« Je suis de la génération Havel. Pour moi ce que représentait cette époque-là, c’était un capitalisme social, un économique équilibré, respectueux de l’humain, d’une pensée qu’on dirait socialiste. Et ce que j’espérais quand j’ai déboulé en Tchécoslovaquie, ce n’était certainement pas un pays qui allait se convertir à l’ultralibéralisme. »
C’est-à-dire qu’à votre arrivée à Prague, les Tchèques que vous avez rencontrés vous semblaient encore très attachés à l’idée du socialisme ?
« Bien évidemment ! Les gens qui ont vingt ans aujourd’hui, leurs parents avaient quel âge au moment de la bascule ? Leur construction psychique fait que le système totalitaire tel qu’on peut l’étudier et en lire quelque chose est toujours actif. La façon de penser, de réfléchir à ne pas se distinguer, à ne pas être visible, à ne pas se faire repérer. Il y a combien de prénoms en République tchèque… ? Ça change aujourd’hui, mais on est encore dans une culture du prénom unique, d’un système unique, de ne pas émerger, pas de signe distinctif. La distinction, elle est dans l’intériorité, dans le monde intérieur, dans la cellule familiale, elle était dans le clan d’amis. Chacun avait un monde public et un monde privé et les deux étaient cloisonnés. »Et vous diriez qu’aujourd’hui, c’est toujours le cas ?
« Je ne dirais pas cela non plus, parce qu’aujourd’hui il y a l’ultralibéralisme, mais vous avez encore quelque chose d’actif d’un système de pensée totalitaire qui agit et se joue par devers le conscient des gens, et cela sera agissant encore longtemps, parce que ça fait partie de l’histoire de ce peuple, ça fait partie de leur quotidien. »
Cet ersatz de pensée unique, Christian Béraud-Letz s’attache toutefois à le contrebalancer en rappelant cet autre héritage plus ancien qui pousse les Tchèques, en tant que petite nation, à se distinguer hors de leurs frontières :
« Alors il faut mentionner aussi le fait que la Tchécoslovaquie était la septième puissance au monde avant-guerre, il ne faut quand même pas l’oublier, il faut se le rappeler ! Et si on ne le sait pas, il faut aller à la rencontre de cette histoire-là ! C’était un des pays qui était avec Škoda Ingenering un des premiers fabricants de turbines. C’étaient les fameux studios de cinéma Barrandov, une des premières usines à rêves de l’Europe. C’étaient les fameuses mines d’uranium. C’étaient tout l’armement, toute la transformation, toute la mécanique. C’est un pays de tradition et de culture d’ingénieurs et de bourgeoisie. »
Aujourd’hui Prague, c’est Disneyland et moi, Disneyland, ça ne m’intéresse pas.
Et de finir notre discussion par ce constat :
« Aujourd’hui Prague, c’est Disneyland et moi, Disneyland, ça ne m’intéresse pas. Encore une fois, je suis content de pouvoir dire : j’ai cinquante ans et je me compte comme privilégié d’avoir vécu en Tchécoslovaquie et d’avoir rencontré la Tchéco il y a vingt-cinq ans. C’est une chance unique. Ma vie pourrait s’arrêter aujourd’hui que… Je suis redevable à la Tchécoslovaquie et à la République tchèque de ma vie d’adulte. Et ce n’est pas une question de moyens, je n’ai pas construit une fortune, cela ne m’intéresse pas. »
« Moi ce qui m’intéresse, c’est quand il y a quelque chose qui vibre, quand il y a une âme, et c’est ce qui fait qu’aujourd’hui, si j’avais 25 ans, j’écouterais à nouveau mon ex-beau-père qui me dirait : « Go East, young man! », mais je n’irais pas à Prague, je n’irais pas en République tchèque, j’irais probablement en Hongrie, à Budapest, parce que là en effet l’âme est travaillée au corps. »