CzechMarket #2 – « Go East, young man! »
Christian Béraud-Letz a créé Atoz en 1993, une entreprise d’information professionnelle qui emploie à ce jour une cinquantaine de personnes en République tchèque et en Slovaquie. À l’époque, il a 27 ans, soif d’aventures, une expérience dans le conseil et quelques contacts. Il avait débarqué à Prague un an plus tôt et en était tombé raide amoureux. Aujourd’hui, il livre pour Radio Prague cette histoire d’amour non sans crise, offrant ainsi le deuxième volet de notre série consacrée aux entrepreneurs français présents sur le marché tchèque. Amis auditeurs : cette voix qui parle avec passion de la « Tchéco », il faut l’entendre !
On me dirait : 'Tu remets tout sur la table et tu redémarres comme c’était il y a vingt-cinq ans', ma seule réponse serait : 'Là, maintenant, tout de suite ? D’accord, je pars.' Et ce n’est pas une question de revenir en arrière pour être jeune à nouveau, non : c’est avoir la chance de vivre cette époque-là. On avait un président, à l’époque, en République tchèque, qui s’appelait Václav Havel… ce n’est quand même pas rien par rapport à aujourd'hui et à ce qu'on peut voir partout. »
Qu’est-ce qui a fait que vous êtes parti en République tchèque ? Pourquoi ce pays et pas un autre ?
« Oui, alors, 1989 : la chute du Mur. On vit tous ces événements-là. J’ai 23 ans, je me marie et mon ex-beau-père qui avait une grande expérience de commerce avec les pays de l’Est, me dit une première fois : 'Go East, young man !' »
Christian Béraud-Letz travaille alors pour une société de conseil à Neuilly sur des problématiques de marketing, de distribution et de stratégie, avant de rejoindre une petite structure spécialisée dans le commerce de métaux à l’international. Fin 1991, il voyage entre les Etats-Unis, la Suisse et la France, quand pour la troisième fois…
« … mon ex-beau-père revient à la charge, soucieux sans doute du bien-être de sa fille : 'Go East, young man !' Pour lui, les pays d’Europe de l’Est, les pays d’Europe centrale, l’après-1989, c’était l’endroit où il fallait aller, et il avait raison. La troisième fois, j’étais disponible – je me suis dit : de toute façon si je n’y vais pas, il va encore insister longtemps – et j’ai contacté les missions tchécoslovaques, polonaises et hongroises qui étaient à Paris pour préparer mon voyage. Et puis, j’ai fait mon premier périple… en Tchécoslovaquie, à Prague… et alors ça… »« Je déboule à Prague, j’entre dans ma chambre d’hôtel, je fais le tour et je me dis : alors là, ça va être sans moi, je ne reste pas ici, je rentre. Cette chambre, j’ai eu l’impression que c’était une cellule de prison. Vous n’étiez vraiment pas le bienvenu ! J’avais repéré un autre hôtel derrière Karlín, j’y suis allé en me disant : bon, on va se calmer. J’ai posé mon bagage et je suis descendu dans la rue. C’était en hiver. J’étais parti pour me perdre. C’est un grand principe loubavitch : pour trouver son chemin, il faut se perdre. Et là… je suis tombé amoureux… comme quand on tombe amoureux d’un homme, d’une femme : je suis tombé amoureux de Prague. »
« Et c’était en effet une question d’atmosphère : il faisait froid, il y avait de la neige, la ville empestait le charbon, c’était magnifique... J’entrais dans des bureaux sur Na Příkopě en plein hiver : les fenêtres étaient ouvertes ! Ça chauffait à toute berzingue ! Il n'y avait absolument aucune préoccupation écologique ! Mais d'un autre côté, c’était une atmosphère, une époque. Cette époque-là est révolue. »
Au-delà de la politique et de l’odeur de charbon, comment décririez-vous l’ambiance : au niveau du rythme, de la facilité des rencontres, des idées ? Est-ce que les Tchèques étaient en recherche d’idées ? Est-ce qu’ils avaient envie de coopérer avec l’Ouest ?
« Je ne peux que parler d’une expérience singulière qui est la mienne, ce qui fait qu’elle peut être contestable par un autre ; et puis elle est aussi celle d’un étranger, qui n’avait aucun lien familial, affectif, économique avec ce pays-là. Quand j’ai rencontré la République tchèque, j’ai rencontré des gens très entreprenants. Très vite, j’ai été dans des projets. Très vite, j’ai eu la possibilité de réaliser des choses. C’était un pays qui basculait dans un système complètement différent de celui d’où il venait la veille-même et où tout était possible. »
« J’ai connu Prague où il y avait plus de 20 000 Américains qui étaient venus sac au dos, qui dormaient dans des auberges de jeunesse, qui avaient pris des jobs dans des multinationales, qui avaient racheté des sociétés tchèques, des sociétés d’Etat, qui cherchaient des gens qui avaient une connaissance technique, académique, une expérience professionnelle… J’ai connu des Américains qui n’avaient aucune expérience professionnelle, qui se sont construit une expérience et qui sont repartis ensuite avec la boîte aux Etats-Unis et ailleurs… »
« Votre seul avantage, c’est que vous avez été biberonné à l’Ouest. Vous pouvez être le plus crétin qui soit, c’est comme dans Astérix et Obélix : vous êtes tombés dans la potion magique. Vous alliez à l’Est à ce moment-là, vous saviez instinctivement comment fonctionne une économie de marché. Il n'y a pas besoin de faire une école de commerce ! »
« Des opportunités à chaque coin de rue »
Christian Béraud-Letz me raconte une anecdote révélatrice : via la personne qui lui loue son appartement à Prague, il rencontre les gérants d’un réseau d’affichage national. Ces derniers ont refusé des propositions de rachat de groupes étrangers comme JC Decaux. Au lieu de ça, ils sollicitent les conseils de Christian et finissent par lui proposer la gestion exclusive de leur réseau. Il raconte :
« Je suis un type de 27 ans qui n’a aucune compétence, pour ces gens-là du moins. Ils ont vu des personnes débarquer dans leurs bureaux avant avec des mallettes remplies de dollars. Moi j’ai juste une chose : via mon réseau de l'époque où j’avais été consultant dans ce marketing shop, on avait comme clients des multinationales dans l’alimentaire / tabac, qui m’avaient dit une chose : nous, on veut bien te donner du business mais tu dois être là, sur place. »
Problème : à ce moment-là, Christian ne peut quitter définitivement Paris où sa femme s’apprête à accoucher. Le jeune entrepreneur cherche donc un associé qui pourrait démarrer l’affaire le temps de se retourner. Il se souvient :
« Je rencontre notamment quelqu'un d'un peu plus âgé que moi qui me dit : 'Intéressant, mais je n’y crois pas. Franchement, il y a d’autres trucs sans doute mieux à faire.' Il y en a eu plusieurs : ils étaient tous comme ça. La fin de l’affaire c’est que, le jour de la signature du contrat, je ne l’ai pas signé : il y a des opportunités à chaque coin de rue, personne n’est disponible, chacun est à son affaire, a envie d’entreprendre. Il y avait une telle soif d’exploration de la liberté qu’il n’était pas question de l’inféoder à quelque exclusivité que ce soit. »
Création d’Atoz
Qu’à cela ne tienne, Christian Béraud-Letz commence à facturer du conseil et finit par monter son entreprise qu’il baptise « Atoz », et qui vient au monde en même temps que son deuxième enfant :« Elle a été créée en 1993. Je voulais à tout prix que ce soit en 1992 mais on n’a pas pu enregistrer les statuts parce qu’on arrivait à la période des fêtes de Noël. J’avais donc récupéré des contrats de conseil, j’écrivais de la stratégie, toute l’activité de l’entreprise dépendait de moi – je me suis dit : à ce rythme-là, je ne vais pas durer, et je veux donner une activité à mon entreprise qui l’enracinera dans son pays d’accueil, dans ce pays d’immigration pour moi, et qui fera que cette entreprise pourra exister par-delà ma présence. Une entreprise qui va donc impliquer des autres, qui va engager, donner du boulot et qui va dépendre d’autres compétences. »
« L’entreprise existe encore aujourd’hui. C’est une entreprise d’hommes : notre premier coût c’est la masse salariale. On édite des magazines papier, des newsletters, des sites internet, on organise des congrès, des conférences, des grands prix, des clubs de direction, des banques de données, pour des professionnels d’industries particulières : on est actif dans la logistique, l’hôtellerie et la restauration, l’emballage, les produits de grande consommation et la distribution, et dans la pharmacie. »
Quand je demande à l’entrepreneur biberonné à l’Ouest s’il a dû adapter ses premières intuitions au marché tchèque fraîchement sorti de la planification, il répond :
« On n’a pas eu le temps d’adapter quoi que ce soit, il y avait une telle frénésie, vous étiez pris là-dedans, c’était un climat extraordinaire. »
« C’était l’Eldorado »
À ce propos, Christian Béraud-Letz se rappelle cette rencontre avec Michel Fleischmann [fils de l’écrivain et diplomate Ivo Fleischmann, sa famille trouve refuge en France de 1964 à 1990 ; il est aujourd’hui président des radios privées Evropa 2 et Frekvence 1, filiales du groupe français Lagardère] :
« C’était il y a cinq-six ans. C’était le moment où la République tchèque était en crise… enfin… faisait l’expérience de ce que c’était que la crise – qui n’a jamais été proportionnellement ce que l’Europe de l’Ouest a connu, mais pour la République tchèque, pour les Tchèques, les médias, la mentalité, c’était la crise – et avec Michel on se croise à la sortie d’un parc, on fait un bout de balade ensemble et on se dit : 'On a connu les Vingt-Glorieuses'. Et c’est en effet exactement ce qu’on a connu. »« C’était un âge d’or, c’était l’Eldorado, sauf qu'il y a une chose que les gens n’ont pas comprise, c’est qu’une mine à ciel ouvert... c’est quand même une mine. C’est-à-dire que, pour en extraire quoi que ce soit, il faut se pencher, se mettre à genoux, creuser, transpirer, saigner, il faut payer. Les gens ont pensé que c’était donné, mais il n'y avait rien de donné… »
Rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de cet entretien.