Le legs de la baronne Ebner-Eschenbach
Qui connaît encore en République tchèque Marie von Ebner-Eschenbach (1830-1916), femme de lettres de langue allemande née en Moravie ? Peu connue dans le pays de sa naissance et de son dernier repos, elle est considérée pourtant en Autriche comme la première dame des lettres allemandes du XIXe siècle. Un siècle s’est déjà écoulé depuis la mort de cette romancière qui a écrit : « La femme intelligente a des millions d’ennemis – tous les hommes sots. »
Ecrire, cette manie inavouable
Petite, Marie ressent déjà un grand besoin de communiquer avec les gens, de partager ses impressions et elle envoie des messages à des inconnus. Elle écrit de courts textes non signés sur des papiers qu’elle lance au vent. Eleonora Jeřábková, commissaire de l’exposition sur la vie et l’œuvre de Marie von Ebner-Eschenbach au Musée national morave, évoque cette curieuse lubie de la future romancière :« Quand le temps était venteux, elle jetait ses feuilles en l’air, les laissant emporter par le vent et elle imaginait le moment où quelqu’un capterait ses petits messages et les lirait. Et elle se demandait si cela lui ferait une impression agréable ou non. »
Quand la jeune Marie avoue à sa grand-mère qu’elle est attirée par la littérature et a écrit ses premiers vers, celle-ci refuse de l’écouter et la renvoie dans sa chambre comme s’il s’agissait d’une faute inavouable. Au milieu du XIXe siècle, il n’est pas souhaitable qu’une jeune fille de famille aristocratique s’occupe de littérature. Marie se heurtera maintes fois dans sa famille et plus tard dans la société à ce mur de silence, d’incompréhension et de mauvaise volonté lorsqu’elle cherchera à mettre en valeur son talent littéraire. Mais elle n’est pas de ces natures faibles et malléables qui se laissent facilement décourager et sa vocation littéraire finit par surmonter les préjugés sur le rôle de la femme. Ingeborg Fialová de l’Université Palacký d’Olomouc constate que les écrits de cette baronne devenue une des écrivaines les plus populaires de son pays restent vivants encore au seuil du XXIe siècle :
« L’œuvre de Marie von Ebner-Eschenbach a été créée il y a cent à cent cinquante ans, mais elle n’a pas perdu son attrait. Le lecteur tchèque a la chance de s’en convaincre, parce que la majorité de ses ouvrages ont été traduits en tchèque, ce qui n’est pas habituel dans la catégorie des auteurs moraves de langue allemande. Dernièrement, trois de ses ouvrages traduits par Lucy Topoľska ont paru aux éditions Barrister et Principal à Brno. »
Un itinéraire aristocratique
Marie von Ebner-Eschenbach est née en 1830 au château de Zdislavice en Moravie. Son père, le conte Dubský, est descendant de la vieille noblesse tchèque. Elle ne connaîtra pas sa mère qui meurt juste après sa naissance, mais son père se remarie et elle vit dans une famille complète avec plusieurs frères et sœurs. Née dans une famille germano-tchèque, elle parle d’abord le tchèque, langue de ses nurses, et bientôt aussi le français parce que son éducation est confiée à une gouvernante française. Elle écrit ses premiers vers en français mais c’est en allemand, dans sa langue maternelle, qu’elle rédigera finalement la plupart de ses œuvres. En 1848, elle épouse son cousin Moritz von Ebner-Eschenbach de quinze ans son aîné. Son mariage avec ce militaire et brillant chercheur sera harmonieux et plein de compréhension mutuelle mais restera sans enfants. Elle peut consacrer la majorité de son temps à la littérature. Ingeborg Fialová se penche sur ses inspirations littéraires :« Evidemment, ce qui est pour nous le plus intéressant dans la création de Marie von Ebner-Eschenbach, ce sont ses œuvres dont les sujets sont situés en Moravie. Il y en a beaucoup parce que la comtesse née Dubský partageait sa vie entre la Moravie et Vienne. Elle a résidé dans divers châteaux moraves dont ceux de Lysice et de Zdislavice. La Moravie se reflète surtout dans les souvenirs de Marie von Ebner-Eschenbach intitulés ‘Meine Kinderjahre’ (Les années de mon enfance) qui ont été également traduits en tchèque. Dans ses contes, elle raconte aussi la vie des paysans moraves. C’est une des raisons pour lesquelles la romancière est parfois comparée à l’écrivaine tchèque Božena Němcová, mais elle est plus moderne. »Certes, les vies de Božena Němcová et de Marie von Ebner-Eschenbach ont été quasi simultanées mais d’une durée bien différente. Difficile de comparer Božena Němcová, écrivaine et ardente patriote tchèque ayant vécu dans le dénuement et dont la courte vie fut considérée par d’aucuns comme scandaleuse, avec la baronne Marie von Ebner-Eschenbach devenue, au cours de sa longue existence, une sorte de personnification de la culture de l’ancienne monarchie. Les deux auteures ont quand même quelque chose en commun : leur intérêt pour les gens défavorisés et maltraités par le sort.
Le don d’émouvoir
Dans son roman le plus célèbre « L’enfant assisté », Marie von Ebner-Eschenbach raconte l’histoire d’un petit paysan, fils d’un criminel, qui se retrouve en marge de la société et doit lutter contre le mépris et chercher longtemps et péniblement sa place dans la vie. Le roman « Božena » est l’histoire d’une bonne tchèque dans la famille d’un riche commerçant allemand. Božena, une femme simple, trouve en son for intérieur une grande force pour aider Rose, la fille du commerçant, qui décide de suivre l’homme qu’elle aime malgré l’interdiction paternelle. Dans d’autres romans et contes, l’écrivaine évoque non seulement la vie paysanne mais aussi celle de la haute société et jette parfois un regard crique sur l’aristocratie de son temps. Femme d’esprit, elle est aussi l’auteure de contes satirique et humoristiques et de nombreux aphorismes. Ingeborg Fialová résume :« Ses romans et ses contes sont très émouvants, saisissants, c’est même un trait caractéristique de sa création. En réfléchissant sur son don d’émouvoir, je me suis rendue compte que dans ses récits il y a très souvent un personnage, une jeune fille ou un garçon, qui, pas par leur faute, tombent très bas jusqu’à toucher les bas-fonds de la société, mais auxquels la vie donne finalement une seconde chance. Ce sont donc encore des contes marqués par le siècle des Lumières, des contes édifiants. »
Une personnalité officielle
Vers la fin de sa vie Marie von Ebner-Eschenbach devient une personnalité très officielle. Promue docteur honoris causa de l’Université de Vienne, elle se voit décorée par l’empereur François-Joseph de la Croix d’honneur des Sciences et des Arts. Elle rassemble ses souvenirs dans le livre intitulé « Les années de mon enfance » et tient un journal qui, selon Leonora Jeřábková, est une source précieuse d’informations sur sa vie et son époque :« Elle note vraiment tout, le temps qu’il fait, le vécu de sa famille, son travail littéraire, les thèmes dont elle s’occupe et elle s’intéresse beaucoup à la politique et aux événements de la société. Elle évoque tout cela en détail et brosse ainsi un tableau des événements de 1864 à 1916. »
Aimée et vénérée, la baronne Ebner-Eschenbach s’éteint à Vienne en 1916, au milieu de la Grande guerre. Elle est inhumée dans le caveau de famille sous une chapelle dans le parc du château de Zdislavice où elle est née. Aujourd’hui le monument funéraire délabré des familles Dubský et Ebner-Eschenbach à Zdislavice subit une importante restauration. Cent ans après sa mort, la baronne morave qui écrivait en allemand, reprend discrètement sa place dans la culture tchèque.