Juraj Herz face à sa filmographie
«Autopsie d’un réalisateur » - tel est le sous-titre des Mémoires du cinéaste Juraj Herz (1934) parues aux éditions Mladá fronta. L’artiste qui a fait partie de la nouvelle vague du cinéma tchèque des années 1960 revient aujourd’hui sur sa vie, ses succès et ses projets avortés et confond sa biographie avec sa filmographie.
Une autobiographie corrosive
Juraj Herz avoue avoir rédigé ses Mémoires en collaboration avec le scénariste Jan Drbohlav, son ami de longue date. Il lui a dicté ses souvenirs et c’est Jan Drbohlav qui leur a donné leur forme définitive. Comme tous les auteurs de mémoires, Juraj Herz a été obligé de se demander s’il pouvait donner libre cours à sa sincérité au point de révéler des vérités blessantes sur les personnes dont il gardait de mauvais souvenirs :« Il y a dans ce livre beaucoup de choses qui ne vous plairont pas parce que je suis assez impitoyable même vis-à-vis des personnes qui ne sont plus en vie. Vous pensez qu’il ne faut pas dire du mal des morts ? Je ne suis pas d’accord et cela risque de ne pas plaire mais c’est comme ça. C’est un ouvrage très volumineux mais si je devais dire tout ce qui m’est venu à l’esprit pendant et après sa rédaction, cela donnerait encore un autre livre. J’ai dû passer sur ces souvenirs parce qu’ils étaient trop personnels, mais il me reste assez de matériel pour écrire un autre livre qui serait cependant une édition privée et interdite aux moins de 21 ans. Je retiens donc toutes ces choses-là et il se peut que je publie encore avant de mourir une espèce de supplément. »
En rédigeant ces mémoires Juraj Herz s’est imposé donc une certaine autocensure. Deux œuvres littéraires ont influencé le contenu et la forme de son livre :
« Avant d’écrire ce livre, j’ai lu l’autobiographie de Marc Twain. Il n’a autorisé la publication de cet ouvrage que cent ans après sa mort parce qu’il était très critique vis-à-vis de certaines personnes. Mais cent ans c’est une trop longue période. Nous ne connaissons plus tous ces gens qu’il a offensés. Alors je ne voulais pas attendre cent ans. Si j’attendais pour pouvoir dire tout, mon livre serait peut-être plus intéressant par certains aspects, mais moins intéressant par ailleurs parce qu’on ne saurait plus rien des gens dont je parle. »Juraj Herz a eu cependant encore une autre source d’inspiration, un ouvrage énorme en onze tomes qu’il aime et auquel il revient toujours. C’est le célèbre Journal des frères Goncourt :
« Ils notaient tous les soirs les événements de la journée, ils évoquaient leurs amis et connaissances célèbres dont Balzac et Maupassant et ne leur trouvaient pas un seul trait positif. Ils les ont mis complètement à nu. Mais ils n’ont pas voulu publier ce Journal cent ans après leur mort. Il est sorti beaucoup plus tôt et c’est une lecture formidable. Il n’y a que deux personnes dont les frères Goncourt disent du bien dans leur Journal. Ils aimaient le poète Heinrich Heine et puis le romancier Ivan Tourgueniev. Ils les considéraient comme des hommes nobles et médisaient de tous les autres. Cette lecture m’a fait donc un grand plaisir et j’ai cherché aussi dans mon livre à mettre de temps en temps quelqu’un à nu. »Un enfant miraculé
Juraj Herz est né en 1934 dans la famille d’un pharmacien juif de la ville de Kežmarok en Slovaquie. Son enfance s’annonce heureuse mais le premier chapitre prometteur de sa vie ne sera que de courte durée. Après l’éclatement de la guerre en 1939, son père cherche le moyen pour protéger ses proches contre la déportation et toute la famille se convertit au protestantisme. Cependant cette mesure ne se révèle efficace que pendant quelque temps et finalement la famille du pharmacien protestant n’échappera pas au sort des autres Juifs. En décrivant cette étape de son existence, Juraj Herz prend un ton quasi neutre et ne se laisse pas aller à l’émotion, mais son témoignage n’en est pas moins poignant. L’enfant qui vers la fin de la guerre n’a que dix ans passe successivement par trois camps d’extermination, Auschwitz, Ravensbrück et Sachsenhausen. Il est témoin et victime des pires atrocités et ce n’est que par miracle qu’il n’est pas broyé par cette machinerie de la mort. Evidemment, ces épreuves terribles seront gravées à jamais dans sa mémoire et il les évoquera beaucoup plus tard dans son film « Zastihla mě noc » (Je fus surprise par la nuit) situé en grande partie dans le camp de Ravensbrück.Aux prises avec la censure communiste
Après la guerre, le garçon miraculé subit un attrait irrésistible pour le monde du spectacle. Adolescent, il s’inscrit d’abord à la faculté de marionnettes, puis déserte pour le cinéma. D’abord assistant de réalisateurs renommés, il signe son premier long-métrage en 1966 mais c’est en 1968 qu’il s’impose définitivement dans le cinéma tchèque en portant à l’écran le roman « Spalovač mrtvol » (L’Incinérateur des cadavres) de Ladislav Fuks. Mais ce premier grand succès risque aussi de devenir son dernier parce que le pays est occupé en août 1968 par l’armée soviétique et l’envol du jeune réalisateur est arrêté. Il est convaincu que sans l’occupation sa carrière aurait été tout-à-fait différente :« J’ai tourné ‘L’Incinérateur de cadavres’, et j’avais en réserve déjà les projets de quatre films. Je n’ai finalement pu en réaliser aucun parce que le régime communiste ne me l’a pas permis. Et tous mes autres films n’étaient pas les sujets que je voulais faire. ‘Les Lampes à pétrole’ ou ‘Morgiana’ ne correspondaient pas à mes désirs de réalisation. Après avoir tourné ‘L’Incinérateur de cadavres’, j’avais à ma disposition trois romans de Ladislav Fuchs, et le scénario, d’abord autorisé puis interdit, de l’adaptation du ‘Surmâle’ d’Alfred Jarry. »
Tombé en disgrâce, Juraj Herz réussit à réaliser dans les années de la normalisation, entre 1970 et 1987, malgré la malveillance voir l’hostilité du régime communiste à son égard, toute une série de films. Obligé de faire des compromis avec le pouvoir, il réalise quand même quelques-uns des meilleurs films du cinéma tchèque de cette période difficile dont par exemple l’adaptation du roman « Petrolejové lampy » (Lampes à pétrole) » de Jaroslav Havlíček.
L’exil allemand et le retour au pays
Cependant, la patience du réalisateur avec ses censeurs communistes est soumise à de trop rudes épreuves et n’est pas sans limites. Ainsi, en 1987, il décide de couper les ponts et de s’exiler. Il s’installe à Munich et continue à travailler dans les studios allemands mais cette activité ne lui apporte pas une véritable satisfaction :« Je pense que les films que j’ai réalisés en Allemagne ne sont pas très importants parce que je suis parti en Allemagne pour tourner un conte de fées. J’avais déjà tourné deux contes et ils me considéraient comme spécialiste du genre bien que les contes de fées ne soient pas mon genre préféré. J’ai été obligé de les tourner parce que je devais gagner ma vie. Mes films réalisés en Allemagne ne sont donc pas très intéressants pour moi, ceux que j’ai pu faire en Tchéquie étaient plus intéressants. »
Après la chute du régime communiste en 1989, Juraj Herz retourne dans son pays et poursuit son œuvre de cinéaste. En 1994 et 1996 il collabore entre autres avec la télévision française et signe deux épisodes de la série des Maigret avec Bruno Crémer dans le rôle principal. Sa filmographie s’arrête en 2010 lorsqu’il réalise en coproduction germano-tchèque le film « Habermannův mlýn » (Le moulin d’Habermann ), une œuvre qui suscite des réactions contradictoires car elle évoque la coexistence difficile des Tchèques et des Allemands dans les Sudètes.
Octogénaire, le cinéaste revient sur son œuvre et se lance dans la rédaction de ses mémoires. Sa filmographie compte désormais plus d’une vingtaine de longs métrages, plusieurs séries télévisées et films documentaires. Certaines de ses œuvres ont été primées à des festivals internationaux. Malgré son âge avancé, Juraj Herz n’entend pas encore prendre sa retraite et nourrit le projet de réalisation d’un « thriller avec des éléments d’horreur ». Il ne lui reste qu’à trouver un producteur. Le doyen du cinéma tchèque n’envisage donc pas de céder complètement la place à ses collègues plus jeunes. Interrogé sur la qualité de leur travail, il donne une réponse diplomatique mais qui n’en est pas moins explicite :« Je suis sans opinion à ce sujet parce que je n’ai vu que très peu de films tchèques ces derniers temps et ceux que j’ai vus ne m’ont pas enchanté au point de me donner envie de voir les autres. »