Le festival de Karlovy Vary et la tourmente de 1968
La 50e édition du festival international du film de Karlovy Vary dans une petite dizaine de jours. N’est-ce pas là une occasion unique de profiter de notre rubrique historique pour découvrir la genèse de cet événement en 1946, de revenir sur son développement jusque dans les années 1960, et de s’arrêter un moment sur la tumultueuse année 1968 avec l’arrêt du festival de Cannes - qui affecte des cinéastes tchécoslovaques - et avec le choc que constitue l’invasion de la Tchécoslovaquie ? Assurément, ça l’est. Et c’est en compagnie de l’historienne de la culture Caroline Moine que Radio Prague se penche sur ces événements.
La création et les jeunes années du festival international du film de Karlovy Vary
Après la Seconde Guerre mondiale, tout est à reconstruire en Europe et la machine culturelle ne constitue pas une exception. Dans ce contexte, on assiste à ce que Caroline Moine appelle la deuxième génération de la création de festivals artistiques en Europe. En Tchécoslovaquie, le festival international de musique du Printemps de Prague naît en mai 1946. Quelques mois plus tard, c’est au tour d’un festival international de cinéma de faire son apparition…
« La première édition du festival n’a en fait pas eu lieu à Karlovy Vary mais dans l’autre ville d’eau de Mariánské Lázně, qui n’est pas très éloignée. C’est en août 1946 que s’ouvre ce premier festival de cinéma qui est lancé par l’Etat tchécoslovaque après la Seconde Guerre mondiale. L’objectif premier de ce festival est de pouvoir faire connaître une production cinématographique qui vient d’être nationalisée. Il y a une dimension diplomatique assez forte dans cet événement qui se déroule non pas à Prague mais dans ces deux villes d’eau pour une raison assez pratique puisqu’elles ont été moins touchées par la guerre, l’occupation et le conflit. Il y a des hôtels, la possibilité d’organiser ces événements et d’accueillir des invités étrangers. »L’année 1948 est marquée par la prise de pouvoir des communistes et les années 1950 dans le cinéma sont des années de réalisme-socialiste. Comment cela s’exprime dans le festival de Karlovy Vary ?
« Le festival va devenir un outil dans la politique culturelle du nouveau régime et devenir une tribune, non plus uniquement du cinéma tchécoslovaque mais tout simplement du cinéma du bloc de l’Est - pour aller rapidement -, donc des cinématographies des pays d’Europe centrale et orientale. Le slogan va devenir « Pour un homme nouveau et un homme meilleur ». Malgré ce relatif contrôle idéologique de la part du régime, on a une volonté à travers Karlovy Vary de garder un forum, un lieu où interviennent des réalisateurs, où se rencontrent des acteurs ne venant pas uniquement des pays de l’Est. »
Un deuxième festival ouvre ses portes à l’est du rideau de Fer, celui de Moscou en 1959. Jusqu’en 1993, il sera organisé une année sur deux en alternance avec celui de Karlovy Vary. Malgré cette concurrence nouvelle, ce dernier garde sa vocation initiale. Avec la relative libéralisation des années 1960, il reste une plate-forme importante entre professionnels de l’industrie cinématographique du monde entier.C’est à cette époque qu’entre en scène une nouvelle génération de cinéastes tchécoslovaques, bien souvent formés à la FAMU, l’école de cinéma de Prague, créée également en 1946, et désireux de s’affranchir des codes du réalisme-socialiste. Ces jeunes réalisateurs se prénomment Věra Chytilová, Jan Němec, Miloš Forman, Jiří Menzel ou encore Evald Schorm, et les festivals de cinéma vont contribuer à leur légitimation et à leur affirmation…
« Dans ces années 1960, le cinéma tchécoslovaque, et c’est ce qui fait tout son intérêt, va être programmé au festival de Karlovy Vary mais aussi et surtout dans d’autres festivals, y compris à l’ouest du rideau de fer. La nouvelle vague tchécoslovaque, représentée par quelques grands réalisateurs, va être vue, pas simplement à Karlovy Vary. Ce sera au festival du film de Locarno ou à la Mostra de Venise que vont pouvoir être découverts ces jeunes réalisateurs qui vont proposer un autre cinéma et qui vont du coup proposer un regard différent au public de l’ouest sur la société tchécoslovaque et sur les sociétés à l’Est. »
1968, une année cinématographique tourmentée
L’année 1968 aurait également pu contribuer encore davantage au rayonnement du cinéma tchécoslovaque. Elle verra pourtant la répression du mouvement de libéralisation du Printemps de Prague et avec elle la fin du dynamisme et de la créativité de cette industrie cinématographique.En mai ce cette fameuse année, trois réalisateurs tchèques se rendent au festival de Cannes pour y présenter leurs films en compétition, Jan Němec avec La Fête et ses invités, Miloš Forman et son Au Feu les pompiers et Jiří Menzel venu avec la pellicule d’Un Eté capricieux. Sur place cependant, les choses ne se passent pas vraiment comme prévu :
« L’année 1968, c’est en France les événements de mai 68 à Paris. Alors qu’il y a les débuts des barricades à Paris, s’ouvre entre le 10 et 11 mai le festival de Cannes qui va être interrompu, avec des manifestants sur la Croisette, mais aussi les images que l’on peut connaître de Jean-Luc Godard et de François Truffaut, qui appellent à mettre fin à ce qu’ils considèrent être un festival des producteurs et totalement officiel qui ne rend pas compte de ce que doit être le cinéma. »
« Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers et vous me parlez travelling et gros plan. Vous êtes des cons ! »
Plutôt que d’affronter la colère de Jean-Luc Godard et suite à un appel de l’Assemblée d’action et d’information du cinéma français lu par François Truffaut, Miloš Forman préfère retirer son film, Au Feu les pompiers, pourtant considéré comme l’un des longs-métrages favoris en compétition :« Au vu des problèmes, je comprends qu’il faut que je retire mon film de cette édition. »
Des cinéastes comme Roman Polanski estimeront plus tard que ses collègues Godard et Truffaut « jouaient à la révolution ». Cette annulation du festival est ainsi différemment appréciée et comprise. Saluée par les uns, elle est plus dommageable pour d’autres, ainsi que le note Caroline Moine :
« Le festival de Cannes, pour ces réalisateurs de l’Est du rideau de fer, à commencer par les Tchécoslovaques mais pas uniquement, était un moment crucial pour faire connaître leur film au-delà de leur pays et pour les protéger pratiquement de censures éventuelles. »
D’autant plus qu’avec trois films en compétition, une situation qui ne s’est jamais reproduite depuis, la cinématographie tchécoslovaque était quasiment assurée de ne pas repartir bredouille. C’est ce qu’illustre la croustillante anecdote de Jiří Menzel, qui concourait avec son film Un Eté capricieux :
« Robert Favre Le Bret, le délégué général du festival, m’avait dit qu’il était clair que j’allais gagner. Mais les Français ne l’ont pas voulu. Plus tard Forman m’a dit que Favre lui avait dit qu’il était clair que lui allait gagner ! »
Par bonheur pour Jiří Menzel, son long-métrage aura une nouvelle chance au festival de Karlovy Vary…
« Un mois plus tard, du 5 au 15 juin, se déroule le festival tchécoslovaque de Karlovy Vary. On est là dans le contexte de ce qu’on a appelé le Printemps de Prague et qui se traduit notamment par des changements des règles du jeu de ce festival. Il n’y a plus un jury officiel. Il a été divisé en trois jurys internationaux, un jury qui va remettre le prix de la création, un autre de l’interprétation et un autre de la technique. Déjà, c’est une volonté de remettre en cause une lecture, une hiérarchie, une certaine utilisation du festival tel qu’il avait eu lieu les années précédentes. Et au final, le festival n’est pas interrompu comme celui de Cannes et des prix vont être remis. » La 16e édition du festival de Karlovy Vary n’est pas donc pas trop affectée par les événements cannois. Preuve du succès de cette édition 1968, on note la présence Tony Curtis ou encore de Winnetou, ou plutôt de son interprète Pierre Brice, qui nous a d’ailleurs quittés le 6 juin 2015. Jiří Menzel remporte quant à lui la récompense suprême, un Globe de cristal, pour Un Eté capricieux.L’après 21 août 1968
Malheureusement la joie est de courte durée. Le 21 août 1968, les troupes de cinq pays du pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie pour y mettre un terme au processus de libéralisation. Les cinéastes sont sous le choc…« Le 21 août 1968 va prendre un peu par surprise ces réalisateurs, notamment lorsqu’ils se trouvent être à l’étranger, pour préparer des projets ou parce qu’ils sont invités. Il y a avait pas mal de circulation entre les artistes tchécoslovaques et leurs collègues à l’ouest, notamment par le biais des revues cinéphiles, qui les invitaient, qui mettaient en place des entretiens, etc. Ces réalisateurs qui se trouvent à l’étranger après le 21 août 1968 vont tenter de mobiliser leurs collègues de l’ouest pour les amener à dénoncer ce qu’ils considèrent être l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie. Par exemple, le festival de Venise, la Mostra, s’ouvre le 25 août dans un contexte particulièrement tendu. Des réalisateurs tchécoslovaques sont présents et notamment Ivan Passer qui va lire en conférence de presse un appel à leurs confrères du « monde libre », pour reprendre l’expression de l’époque, pour boycotter les pays qui avaient participé à cette invasion de la Tchécoslovaquie.
Donc il y a des moments, des tentatives de mobilisation et de faire connaître à l’opinion publique ce que vivent ces cinéastes tchécoslovaques et notamment ceux qui avaient porté la nouvelle vague et le Printemps de Prague. L’écho est extrêmement relatif. Très peu de collègues de l’ouest vont soutenir ces réalisateurs que quelques mois auparavant ils félicitaient dans leurs revues ou en conférence de presse. »
Vous parlez d’appels au boycott des films des cinq pays qui ont participé à l’invasion de la Tchécoslovaquie. Par la suite d’autres réalisateurs tchécoslovaques vont avoir des stratégies inverses pour essayer de s’attirer les sympathies des ressortissants de ces pays…« Plus la situation s’installe, plus on se rend compte que le nouvel ordre va vraiment durer, les réalisateurs qui se trouvent en exil vont tenter d’autres stratégies que l’appel au boycott qui est la première réaction qui leur paraît évidente. Ils vont donc essayer en effet de convaincre des réalisateurs de ces pays de l’Est de se joindre à eux pour dénoncer ce qui se déroulait. Mais là encore ils n’arrivent pas à créer ce mouvement de solidarité internationale. »
Les yeux occidentaux sont plus tournés vers les drames qui touchent les pays du Sud, et en particulier la guerre au Vietnam. De cette ambition de montrer dans une logique non-commerciale les cinémas du monde est créé la Quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes 1969. Cela permet à la Tchécoslovaquie de présenter à nouveau trois films, mais cette fois-ci également hors compétition.
Toutefois le cinéma tchécoslovaque est touché, comme tous les autres secteurs de la société, par le processus de normalisation, qui vise à mettre au pas les impétueux qui avaient soutenu le Printemps de Prague. Le festival de Karlovy Vary, lui, continue sa route. Il reste ouvert aux invités étrangers mais les films récompensés sont quasiment exclusivement issus de pays du bloc communiste. Parmi les réalisateurs tchécoslovaques en exil, certains vont tirer leur épingle du jeu, en particulier Miloš Forman, qui sera récompensé du Grand prix du Jury à Cannes en 1971 pour son génial Taking Off.