Le TTIP et son dispositif d’arbitrages du point de vue tchèque
Dans les accords internationaux, la clause de « protection des investissements » prévoit les règlements des différends entre les entreprises étrangères et les Etats par un mécanisme d’arbitrage privé. Cette clause pourrait faire partie du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) entre l’Union européenne et les Etats-Unis, un accord de libre-échange négocié depuis 2013. Suite aux manifestations publiques contre ce dispositif, la Commission européenne a décidé de lancer une consultation sur ce sujet. En janvier, elle a rendu publiques ses conclusions ainsi que des milliers de contributions, dont quatre tchèques - deux étant favorables et deux opposées à ce dispositif. Radio Prague a sollicité les quatre organisations pour avoir leur point de vue.
Pourtant, le gouvernement tchèque soutient l’inclusion du mécanisme d’arbitrage dans le traité transatlantique sous prétexte qu’il remplacera son traité bilatéral avec les Etats-Unis rédigé de façon désavantageuse pour le côté tchèque. Faute d’un vrai débat sur le TTIP en République tchèque, la consultation publique de la Commission européenne sur ce sujet n’a pas suscité un intérêt massif. En effet, quatre organisations ont décidé d’y participer : le groupe de défense des droits de l’homme Iuridicum Remedium, l’association écologiste Duha, la Chambre de commerce tchèque et le Bureau d’arbitrage auprès de la Chambre de commerce et la Chambre d’agriculture tchèques.
Un mécanisme pour la protection des investissements dans les pays avec un système juridique dysfonctionnel
Helena Svatošová, de l’organisation Iuridicum Remedium, a fait connaître son opposition au traité transatlantique en général, qui se traduit dans ce cas particulier par le refus du dispositif d’arbitrages :
« Nous sommes opposés à la clause d’arbitrage car il s’agit de la seule partie du traité qui a déjà une forme plus concrète. L’expérience avec ce dispositif révèle qu’il n’apporte rien de bénéfique à l’intérêt public. Il profite à un groupe restreint d’entreprises multinationales. »A l’origine, ce dispositif a été conçu pour les traités bilatéraux avec les pays dont le système juridique instable ou corrompu ne permettait pas de rendre justice à l’entreprise étrangère lésée. Or, les tribunaux américains et européens sont censés fonctionner de manière indépendante et impartiale - argument suffisant pour les opposants au mécanisme d’arbitrage, qui ne satisfait guère Martin Maisner, arbitre associé au Bureau d’arbitrage auprès de la Chambre de commerce et de la Chambre d’agriculture tchèques :
« Je suis persuadé qu’il n’y a pas d’autre possibilité que d’inclure le mécanisme d’arbitrage dans le traité. Il est hors de question que les différends entre les ressortissants de deux Etats soient tranchés devant le tribunal d’une des deux parties. Même si les tribunaux tchèques étaient indépendants, pouvez-vous imaginer qu’ils aient intérêt à chercher des raisons de satisfaire la demande d’un investisseur de l’ordre de plusieurs millions d’euros ? Il est légitime de les soupçonner d’avoir, ne serait-ce qu’inconsciemment, une opinion préconçue pour des raisons de patriotisme et pas nécessairement de corruption. »
Le mécanisme de protection des investissements qui serait inclus dans le traité transatlantique pourrait être invoqué uniquement par les entreprises étrangères. Cela fait dire à ses opposants qu’il discriminerait les entreprises nationales n’ayant pas la possibilité de ce recours. Martin Maisner refuse également cette critique :
« Si nous voulons que d’autres entreprises que des entreprises tchèques investissent en République tchèque, il faut tenir compte du risque que prennent les investisseurs étrangers. Ils sont dans un environnement inconnu dans lequel ils n’ont pas de connexions, ne parlent pas la langue et ne connaissent pas les pratiques commerciales. Ils demandent à l’Etat de leur garantir qu’ils ne seront pas discriminés. Il faut préciser que ces accords contenant des clauses d’arbitrage sont réciproques. Nos entreprises à l’étranger ont également cette possibilité de lancer une procédure d’arbitrage. »En septembre 2014, le plus grand producteur d’énergie électrique en République tchèque, la société ČEZ a justement gagné un arbitrage qui l’opposait à la Bosnie-Herzégovine au sujet d’un investissement. Vainqueur, ČEZ pourra récupérer 7,5 millions d’euros pour avoir souffert de la modification des conditions d’investissement par la Bosnie.
Pour Martin Maisner, il est aussi dans l’intérêt des Etats de régler les différends dans le cadre d’un arbitrage et ce, pour deux raisons : d’un côté la procédure est souvent plus rapide, de l’autre côté, les deux parties peuvent désigner des arbitres spécialisés dans les sujets très techniques qui poseraient problèmes aux juges des tribunaux publics faute de leur manque d’expertise dans un domaine précis.
Une atteinte à la liberté législative des Etats ?
Malgré ces avantages qui prévalent, du point de vue de l’arbitre, la Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développement, institution déjà citée, a publié une recommandation incitant à ne pas inclure la clause d’arbitrage dans les nouveaux contrats bilatéraux et multilatéraux. Helena Svatošová de Iuridicum Remedium s’en félicite et détaille les abus de ce régime :
« L’entreprise Veolia poursuit en arbitrage l’Argentine pour avoir gelé le prix de l’eau au moment d’une crise humanitaire. Les entreprises minières sont d’autres adeptes des arbitrages pour ne pas avoir obtenu de droit d’exploitation malgré l’impact dévastateur sur l’environnement. En pratique, les arbitrages au nom de la protection des investissements limitent la capacité des Etats de légiférer dans l’intérêt public pour protéger la santé publique, les consommateurs, les employés, l’environnement… »La même entreprise, Veolia, a également attaqué l’Egypte pour l’instauration d’un salaire minimum. Pour Jiří Koželouh du mouvement Duha, une telle limitation de la liberté du législateur n’est pas acceptable :
« La crainte de limiter la liberté législative est fondée, surtout si l’investisseur est puissant. L’Etat risque d’anticiper un arbitrage pour éviter les modifications législatives motivées par le progrès technologique. Nous estimons que les Etats et l’Union européenne dans son ensemble devraient rester libres de légiférer. »
Face à cette crainte, Martin Maisner nuance :
« Protéger des investissements ne signifie pas que l’Etat ne puisse rien faire, ne puisse pas augmenter les impôts ou modifier les lois. La protection de l’intérêt public constitue sans doute une raison légitime pour modifier certaines règles du jeu. Ce qui est important, c’est de ne pas discriminer les investisseurs étrangers. Personnellement, je considère ce mécanisme comme une bonne solution si nous voulons soutenir les investissements. Je ne suis pas spécialiste en économie pour dire que c’est une bonne décision. Mais je suis spécialiste en règlement des différends et je conçois ce dispositif comme une bonne forme de protection. »Alexander Šafařík-Pštrosz, membre du conseil d’administration de la Chambre de commerce tchèque, est, lui aussi, favorable au mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats envisagé par le TTIP. Il préfèrerait cependant qu’on le désigne par son nom propre, c’est-à-dire : la clause d’arbitrage :
« Ceux qui savent ce qu’est une procédure d’arbitrage et comment elle se déroule, ceux qui connaissent le Bureau d’arbitrage tchèque et ses règles précises et accessibles, n’auront pas peur en voyant le mot ‘arbitrage’. La Commission européenne tâche de clarifier les relations entre les tribunaux publics et l’arbitrage. Ce mécanisme serait d’autant plus acceptable s’il était accompagné de la possibilité de faire appel. »
La clause d’arbitrage : un mécanisme à proscrire ou à réglementer ?
En effet, dans la consultation publique, la Commission européenne soumet à l’appréciation des contributeurs plusieurs modalités de contrôle, dont un mécanisme pour faire appel à la décision des arbitres. Ces précautions ne suffisent pas à infléchir l’opposition vis-à-vis de ce dispositif, du moins Helena Svatošová de Iuridicum Remedium estime que celui-ci est à proscrire entièrement :
« Notre critique concerne tout le mécanisme. En cela, nous sommes en accord avec les recommandations de la Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développement. Certains Etats renoncent à leurs accords bilatéraux à cause de ce mécanisme et rien en prouve que cela aurait pour effet une baisse du volume d’investissement. »Certains souhaiteraient que l’arbitrage privé comme moyen de règlement des différends entre les investisseurs et les Etats soit en retrait, les autres, comme Alexander Šafařík-Pštrosz, lui prédisent un autre avenir :
« Ce n’est pas un mécanisme à proscrire ou qui serait démodé. Tout dépend des garanties définies dans le traité. Ces garanties devraient assurer que le dispositif est opérationnel tout en n’étant pas désavantageux pour les Etats. »A l’heure actuelle, environ 1 400 traités qui contiennent la clause de protection des investissements ont été conclus par les Etats de l’Union européenne. La République tchèque fait partie des neuf qui ont un accord bilatéral avec les Etats-Unis. Les autres n’en ont pas. Le ministre de l’Industrie et du Commerce, le social-démocrate Jan Mládek a déjà laissé entendre que l’accord bilatéral conclu entre la Tchécoslovaquie et les Etats Unis au début des années 1990 est si peu avantageux pour les Tchèques que n’importe quelle nouvelle version serait meilleure. Le ministre est ainsi devenu un fervent partisan du traité transatlantique en cosignant une lettre appelant la Commission européenne à ne poursuivre les négociations. Une attitude que refuse Helena Svatošová :
« Ce n’est pas l’attitude d’un Etat souverain, c’est un choix entre deux maux dont l’un est un tout petit peu moins pire que l’autre. D’autres démarches sont à l’ordre du jour. L’accord bilatéral tchèque avec les Etats-Unis est tellement désavantageux pour nous que si le côté américain refuse toute modification, il faut l’annuler. »
Jiří Koželouh est du même avis. Sa critique du mécanisme d’arbitrage s’inscrit dans un effort généralisé du mouvement Duha d’orienter la coopération transatlantique sur d’autres sujets, comme le changement climatique ou la lutte contre les paradis fiscaux :« Certains aspects devraient être exclus du traité car les logiques des approches européennes et américaines divergent. L’Union européenne est plus sévère quant au traitement des substances chimiques, elle contrôle davantage la qualité des aliments, son droit de travail est organisé différemment. Sans modifications substantielles du droit dans un des deux blocs, il ne sera pas possible de les harmoniser et ce n’est pas une chose qui doit être décidée dans un traité international. »
Si, au contraire, le traité transatlantique instaure une zone de libre-échange dans tous les domaines, Jiří Koželouh craint que même les entreprises exportatrices des produits interdits dans l’Union européenne puissent se servir du mécanisme d’arbitrage pour réclamer l’accès au marché européen sous prétexte que leur accès à la zone de libre-échange est limité par des réglementations :
« Le secteur chimique américain par exemple insiste pour obtenir une exception de la part de l’Union européenne et ainsi pouvoir exporter sur son marché des produits qui ne remplissent pas les normes européennes. Sans forcément détériorer la qualité de la législation en Europe, ils peuvent exporter au sein de la zone de libre-échange. Dans leur optique, pour que l’échange soit effectivement libre, ils doivent pouvoir exporter tout ce qui peut se vendre aux Etats-Unis. »Suite à la consultation publique sur le mécanisme de protection des investissements qui a révélé dans son ensemble une forte opposition à son inclusion dans le traité transatlantique, la Commission européenne a décidé de suspendre les négociations sur ce point et de se pencher à nouveau sur la question à la fin des négociations.