Le peintre rom Rudolf Dzurko : maître des débris de verre
Dans le cadre de la seizième édition du festival international de la musique et de la danse rom, Khamoro, le musée Kampa à Prague a proposé en 2014 une exposition du peintre rom Rudolf Dzurko. Radio Prague s’est entretenue avec la commissaire d’exposition, Jana Horváthová, directrice et cofondatrice du Musée de la culture rom à Brno, ainsi qu’avec Jean-Gaspard Páleníček, commissaire d’exposition de Rudolf Dzurko qui s’est tenue au centre tchèque de Paris en 2010.
« Rudolf Dzurko naît en 1941 à Pavlovce à l’est de la Slovaquie dans une famille rom. En 1945, toute sa famille déménage en Bohême du Nord. Elle s’implante dans la région où domine l’industrie du verre. Dès le jeune âge, Rudolf Dzurko travaille comme ouvrier et maçon et se familiarise avec le travail dans les usines du verre. Le verre devient par la suite le matériel utilisé dans ses œuvres. »
Rudolf Dzurko travaille donc comme un ouvrier, il s’occupe également d’une grande famille car il avait au fur et à mesure trois femmes et plusieurs enfants. Tous ses mariages se sont terminés par le divorce, mais les enfants de ses épouses de leurs précédentes relations restaient souvent vivre avec la famille même après le divorce. Ainsi, Rudolf Dzurko a passé du temps à reconstruire des maisons pour accueillir tout le monde. En dehors de cela, il consacrait son temps libre à l’activité artistique. Jana Horváthová précise :
« C’est à la fin des années 1960 que Rudolf Dzurko commence à réaliser ses peintures. En même temps, il fait des sculptures du bois et du grès. Il expérimente avec des débris du verre lesquels il colle sur des tableaux en verre. Pendant plus de quarante ans de sa création, il perfectionne sa technique, surtout il invente des cols spéciaux. Ses premières œuvres étaient en partie endommagées parce que le débris se détachait. Mais vers la fin de sa carrière, il a trouvé une méthode très fiable qui a permis d’attacher le débris de façon durable sur le verre. Il a même obtenu un brevet pour ce col. »La famille de Dzurko déménage plusieurs fois en Bohême du Nord et aussi à Prague.
« En 1980, il quitte Skalice en Bohême du Nord où il vivait avec sa grande famille depuis l’enfance. Il y a vécu une période presqu’idyllique. Il y avait une maison et un jardin. Rudolf Dzurko appréciait le fait de ne pas habiter dans une ville. Après le premier divorce, il s’installe à Prague, seulement pour la quitter quelques années plus tard avec sa deuxième femme, une institutrice. En 1984, après le deuxième divorce, il s’installe durablement dans la capitale. »
Depuis les années 1980, les Pragois et les touristes peuvent rencontrer Rudolf Dzurko sur le pont Charles. Jana Horváthová complète :
« Oui, c’est exacte. Il gagne de l’argent supplémentaire en vendant des petites statues de bois qu’il a fabriquées. Ces figures rappellent parfois des caractères de la mythologie rom mais ce sont aussi des animaux fabuleux qu’il imagine. Il faut dire que même s’il est une personne qui reste à l’écart de la politique, de par son esprit libre il entre en conflit avec le régime communiste et pendant plusieurs années il est même suivi par la police secrète. Il refuse de coopérer avec la police et la punition est notamment l’interdiction de vente au pont Charles, activité à laquelle il ne peut revenir qu’après la Révolution de velours. »
Plusieurs images exposées au musée Kampa révèlent que Rudolf Dzurko reflétait la situation politique et sociale. Ainsi, une des peintures s’intitule « Le diable (les communistes) ont confisqué le violon à un Rom ». Dans sa vie, il était confronté à des pratiques répressives du régime vis-à-vis des Roms, il a vécu en 1959 le recensement des Roms et il a perdu son travail depuis qu’il avait dans sa carte d’identité inscrit le statut « gitan ambulant ». Il côtoyait les dissidents et les peintres, comme les frères Topol, et le dissident Jan Ruml se cachait chez lui quand il craignait l’arrestation. Rudolf Dzurko a signé la Charte 77, même s’il remarque dans un documentaire récent de la télévision publique d’avoir demandé que son nom soit effacé pour protéger ses enfants. Cela ne l’a pas empêché de signer, en 1989, le manifeste Několik vět (Quelques phrases) rédigé par les signataires de la Charte 77.En tant que peintre doté d’une technique originelle, il était respecté par les artistes pour son œuvre et avait acquis une certaine renommée déjà à partir des années 1970. Plus d’une quarantaine d’expositions lui ont été consacrées en République tchèque et à l’étranger.
En 1996 Rudolf Dzurko était lauréat du Prix Revolver Revue attribué tous les ans à une personnalité, qu’elle soit peintre, écrivain ou musicien ; Ivan Jirous, dit Magor, le philosophe Zdeněk Vašíček ou Tony Ducháček, du groupe Garage, ont aussi été récompensés par le passé. C’est à cette occasion que l’a découvert Jean-Gaspard Páleníček, commissaire de son exposition qui s’est tenue au centre tchèque de Paris il y a quatre ans :« Rudolf Dzurko est un artiste qui m’est très cher. Je le suivais depuis le milieu des années 1990. C’est au moment qu’il a remporté le Prix Revolver Revue que je l’ai remarqué. Une fois arrivé au centre tchèque de Paris, c’était un des artistes que je voulais absolument exposer et cela c’est fait en mai et juin 2010 en collaboration avec Miroslav Navrátil et la Galerie Litera. Rudolf Dzurko avait déjà été relativement malade et donc il n’a malheureusement as pu venir lui-même à Paris. Mais c’est, je crois, une exposition parmi les plus réussies que nous avions pu présenter au centre tchèque avec un choix assez important de ses œuvres : une cinquantaine des années 1980 aux années 2000. »
Quant aux sources d’inspiration de Rudolf Dzurko, lui-même précisait en 2007 au micro de la radio nationale :
« Je n’invente pas mes images. Elles reflètent na vie et ce que les autres m’ont raconté. Quand j’ai commencé à peindre, je représentais les animaux et les fleurs, mais je me suis dit que c’était une bêtise que je pourrais faire quelque chose de différent. »
Parmi ses sources d’inspiration se trouve la vie dans un village rom, le fait d’être rom, l’enfance, la foi et aussi des éléments indiens, qui se rapportent à la patrie d’origine des Roms. Mais Jana Horváthová nuance :
« Les sujets des peintures de Rudolf Dzurko ne sont peut-être pas cruciaux. Ce qui est essentiel, c’est qu’il cherchait à exprimer ses valeurs et les vérités de vie à travers les réalités du quotidien. Fort logiquement, ces peintures et sculptures représentent souvent des femmes qui l’ont accompagné dans la vie, mais elles ne manquent pas non plus des éléments de la fantaisie. Dzurko reflète aussi l’assimilation forcée des Roms après l’année 1948 qui l’a concerné personnellement. Après 1989, les questions du racisme émergent aussi dans son œuvre. Mais il n’était vraiment pas politisé. Il exprimait tout ce qui le touchait émotionnellement. Je vois comme centrales dans son œuvre les questions qui se rapportent à vie et à la mort ainsi que la spiritualité. Même s’il n’était pas un intellectuel et qu’il disait ne pas être un artiste, son œuvre était fort de par sa vérité. Il n’y avait pas de masque. »Les visiteurs du musée Kampa découvrent notamment trois peintures de Dzurko qui s’appellent « Attends que je finisse ma peinture » et représentent l’artiste assis à la table devant sa peinture avec derrière lui la Mort en forme de squelette. L’artiste se tourne vers elle dans un geste d’excuse mais de persévérance et la demande donc de ne pas l’amener avec elle avant qu’il ne finisse sa peinture. A voir également à Kampa, qu’en 2010, Rudolf Dzurko a peint une famille rom devant une maison en flammes, reflet d’un cas d’attaque des néo-nazis contre une famille rom à Vítkov dans la région d’Opava.
Jean-Gaspard Páleníček revient aux thématiques des peintures de Dzurko à travers l’exposition qui lui était consacrée au centre tchèque de Paris :
« Ce qui est passionnant dans l’œuvre de Dzurko, c’est que malgré sa technique qui est fascinante et qui a un côté assez naïf, c’est une œuvre qui n’est pas naïve du tout. A côté des œuvres où il traite de la vie des Roms, on y trouve des œuvres absolument fascinantes avec toute une série des motifs existentiels. J’ai en mémoire l’œuvre qui était l’œuvre phare de l’exposition « Psaní do letokruhů » que nous avions traduit de façon imparfaite par « Écrire dans les cercles du temps ». Dzurko s’y questionne sur l’idée de transmission et de parenthèse. Nous avions exposé l’œuvre « Qu’en deviendra-t-il de nous quand il est né » qui traite de la naissance d’un enfant ainsi que de l’idée de la continuité. Et puis, il y a toute une série d’œuvres avec des motifs chrétiens, à la fois de l’Ancien et du Nouveau Testament avec bien sûr une superposition entre la figure du Christ et la figure de l’artiste qui est tout à fait intéressante. »Son ami, le sociologue Fedor Gál, remarquait que malgré la présence exclusive des caractères roms dans ses peintures, l’œuvre de Rudolf Dzurko n’est pas un œuvre ethnique, elle est universelle. Une analyse à laquelle souscrit également Jean-Gaspard Páleníček :
« Dzurko comme tout artiste décrivait ce qui l’entourait. D’où bien sûr la présence des motifs rom mais il y a un dépassement qui est universel. C’est avant tout un très grand artiste avant d’être un artiste rom, tchèque ou slovaque. »
Nous l’avons mentionné plusieurs fois, la technique de Rudolf Dzurko était très particulière. Elle consistait à faire des collages sur un tableau en verre en utilisant les débris de verre. Ses œuvres sont composés des débris et des morceaux de verre de taille, forme et couleur différentes. Elles sont également en relief. Nous nous en rendons compte surtout en regardant l’autoportrait de Rudolf Dzurko dans lequel son nez dépasse le cadre de l’image de quelques centimètres s’apparentant ainsi à un nez à taille humaine. Les mosaïques de Dzurko ont surtout l’air extrêmement fragiles, cela est dû non seulement à la toute petite taille des débris du verre, cette impression est encore renforcée quant à ses œuvres plus anciennes où le visiteur peut voir des petits espaces où le débris s’était décollé. Toujours en 2007 au micro de la radio nationale, le peintre lui-même en disait plus sur sa façon de se procurer du matériel :« Je connaissais un directeur d’une usine du verre à Lučany qui était excellent. Il me laissait prendre les morceaux de verre et de la poudre. Quand je suis venu pour la première fois avec un ami qui était aussi peintre, la communication était assez froide, mais ensuite je venais régulièrement, je lui ai même apporté un livre où étaient représentées mes œuvres. Il m’a à chaque fois laissé prendre de quoi j’avais besoin. J’ai dû bien évidemment tout payer, même s’il s’agit des déchets qui étaient gratuits pendant le régime communiste. »
Gros fumeur, exerçant des emplois durs et depuis plusieurs années à la retraite, Rudolf Dzurko est décédé en juin 2013 après une longue maladie, âgé de presque 72 ans. Jana Horváthová se souviens de ses rencontres avec Rudolf Dzurko :
« Je connaissais personnellement Rudolf Dzurko. Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois notamment pour négocier l’achat de ses œuvres pour les collections du Musée de la culture rom à Brno. Il me fascinait par son art mais aussi comme personnage. Il avait un caractère particulier, comme c’est souvent le cas chez les artistes. Je l’aimais beaucoup, mais avant tout, je m’incline devant l’œuvre qu’il a créée. »Pour conclure, revenons au musée Kampa à Prague où l’exposition a débuté le 27 mai. Jana Horváthová décrit ce que les visiteurs peuvent découvrir à cette exposition qui s’intitule « Století pohrom – století zázraků » (« Siècle des catastrophes – siècle des miracles ») :
« L’exposition au musée Kampa est composée de plusieurs extraits de l’œuvre de Rudolf Dzurko, dans ce sens, ce n’est pas une rétrospective. Nous y retrouvons ses mosaïques en verre, puis deux sculptures du grès et quelques sculptures du bois. Il y a en tous une cinquantaine de ses œuvres dont une trentaine provient de nos collections du Musée de la culture rom. Les vingt peintures restantes proviennent des collections privées. Il faut ici particulièrement remercier les collectionneurs privés et les amis de Rudolf Dzurko qui ont prêté ses œuvres à l’exposition car ses œuvres sont très fragiles. »
L’exposition organisée en coopération avec l’association Slovo 21 s’est déplacée à Brno au Musée de la culture rom en octobre. Elle s’y tient jusqu’au 22 février 2015.
Rediffusion du 31/05/2014