Váchal, Schulz, Kubin : « Quand on les aime, c’est presque de l’ordre de la lubie »
Hélène Martinelli est doctorante en littérature comparée. Elle nous fait découvrir aujourd’hui les mondes auto-illustrés des auteurs-dessinateurs Josef Váchal, Bruno Schulz et Alfred Kubin.
« Le sujet de ma thèse, c’est ‘l’auto-illustration au début du XXe siècle’. Il s’agit de comparer les travaux de Josef Váchal, Bruno Schulz et Alfred Kubin, pour essayer de mettre en évidence potentiellement un genre commun, une exigence commune face à la littérature et aux arts plastiques. »
Pourriez-vous préciser ce qu’est l’auto-illustration ?« En réalité ce terme n’existe pas à proprement parler, mais celui qui m’a convenu le plus à ce sujet. Cela n’a pas été vraiment théorisé. Certains critiques de l’illustration l’utilisent ponctuellement pour parler des travaux qui anticipent sur la bande-dessinée, mais sinon ça n’existe pas. Ce que j’entends par auto-illustration, c’est la pratique qui consiste à écrire des histoires, des récits, et à les illustrer soi-même. Le critère que j’introduis en plus, c’est que ce soit publié, car évidemment, à côté, beaucoup d’auteurs ont griffonné dans les marges, fait des dessins à côté. »
Parmi les trois auteurs dont vous vous occupez, il y a Bruno Schulz. Rappelons que c’est un écrivain, dessinateur et illustrateur polonais. Il a écrit deux livres pour lesquels il est plus connu en France. Hors micro, vous me disiez qu’il était plus connu en Pologne en tant que dessinateur et illustrateur…« Bruno Schulz a un parcours artistique très court. Il a toujours dessiné, il a été professeur de dessin. Mais il n’a écrit que pendant une dizaine d’années, dans les années 1930. Il n’a eu le temps de faire que deux recueils de récits. Sa carrière de littérateur est très brève. C’est la raison pour laquelle on le connaît plus comme dessinateur en Pologne, parce qu’il en a souvent publié voire exposé. Par contre en France, on l’a tout de suite connu pour ses écrits : on l’a introduit via Kafka, via Gombrovicz. D’ailleurs, aujourd’hui, on considère toujours que son écriture est plus avant-gardiste, novatrice, que ces dessins de facture plus classique. »
Deuxième artiste dont vous traitez dans votre sujet, c’est Josef Váchal. C’est un auteur et illustrateur assez particulier quand on découvre son œuvre. Il est sans doute moins connu en France qu’en République tchèque. Peut-on revenir sur son parcours ?
Váchal est graveur avant tout. En France on ne le connaît pas, sauf avec les récentes traductions. Ce qui intéressant avec Váchal, c’est que le rapport à l’auto-illustration est permanent parce qu’il conçoit ses plaques directement avec les dessins et le texte. Lui se considérait comme graveur parce que ça lui permettait de ne pas trancher entre les deux. Il faisait aussi de la peinture mais le gros de son œuvre, ce sont des livres où il est naturel de concevoir l’image avec le texte et le texte avec l’image. »
Troisième artiste : Alfred Kubin, dont on a eu l’occasion de parler à plusieurs reprises sur Radio Prague puisqu’il a eu une exposition à Paris au Musée d’art moderne, puis à l’abbaye d’Auberive l’an dernier. C’est un artiste considéré en général comme autrichien, mais il est né en Bohême, à Litoměřice, à l’époque de l’Autriche-Hongrie où toutes les frontières nationales sont floues… Comment percevez-vous son travail ?
« Ce que j’adore chez Kubin, c’est que son dessin change totalement quand il se met à écrire. Ce n’est pas le seul critère, c’est aussi l’époque où il se marie. On considère que c’est peut-être pour cette raison que ses dessins deviennent de moins en moins cauchemardesques et un peu plus ‘raisonnables’ si on veut. Ce que j’aime, c’est que dans son roman le plus connu De l’autre côté, il décrit le changement de style du dessinateur. Il y a là une communauté d’origine entre le texte et l’image. »Est-ce qu’il y décrit sa démarche ?
« Il ne décrit pas sa démarche à lui. Le personnage dans son roman se décrit comme ayant une mutation totale dans la forme de son travail et elle est visible de fait dans le changement de style du dessinateur à ce moment-là pour les illustrations de son texte. Donc ici, on a quelqu’un qui est plutôt du monde des arts plastiques et qui évolue dans le domaine littéraire, mais ça va de pair avec un changement de style. Ensuite, pour reprendre l’aspect autro-hongrois de la chose, cela peut paraître bizarre d’introduire Schulz dans le corpus. Sauf qu’il est né en Galicie orientale et que celle-ci était dans l’empire austro-hongrois, ils ont tous évolué dans ce contexte. »C’était l’objet de ma question suivante : quand on regarde leur travail de dessinateur, à tous les trois, il y a quand même des traits communs, ce côté symboliste, décadent… Ils sont tous les trois nés au tournant du XIX-XXe siècle. Il y a quand même des sortes de passerelles entre eux. Est-ce le reflet de l’atmosphère d’une époque ?
« C’est justement un peu la question que je me pose. Dans ma discipline, qui est la littérature comparée on a un peu le droit de mettre ensemble qui on veut. Ce n’est pas mon intention non plus. Mais il faut sans cesse justifier pourquoi ce regroupement etc. Effectivement, en regardant leurs travaux, ce qui ressort le plus, c’est qu’au niveau du style ils sont très différents. Váchal, on le reconnaît tout de suite sans aucun doute. Et Schulz aussi, tout comme Kubin. La question, c’est plutôt leur rapport à l’avant-garde etc. Quoiqu’on ne puisse pas qualifier leur style de symboliste, avant-gardiste ou encore décadent, ils sont tous les trois très modernes, et en même temps tournés vers le passé. C’est-à-dire que tous les trois se réclament plus du XIXe siècle que du XXe siècle, et du courant symboliste, mais avec une tendance expressionniste. Du coup, on se retrouve en effet entre les deux et dans un travail très novateur, bien qu’imprégné de toute une culture XIXe siècle. »C’est quelque chose typiquement d’Europe centrale, « Mitteleuropa » ?
« C’est aussi une des questions que j’aborde dans ma thèse, même si ce n’est pas encore résolu. J’essaye d’avoir un regard exhaustif sur cette pratique de l’auto-illustration. Or, ce que j’appelle auto-illustration, ce n’est pas le ‘livre d’artiste’, mais c’est quelque chose qui du début du siècle, avec des matériaux artisanaux. On n’est pas dans le livre d’artiste, photographique, mais plutôt on met la main à la pâte, on essaye de faire soi-même la reliure, comme l’a fait une fois Schulz. C’est presque du do-it-yourself. Et ça, c’est un phénomène localisé, même si on ne peut pas dire que ce le soit à l’Europe centrale parce que l’origine de cela, il faut la chercher plutôt en Angleterre, avec Blake qui était le premier à faire cela tout seul. Mais je n’arrive pas encore à savoir si c’est typiquement centre-européen. Par contre le regard sur le passé et sur la fin du XIXe siècle, je dirais que oui, mais ce n’est pas encore totalement élucidé. »C’est intéressant que vous parliez de l’Angleterre car certaines illustrations ou dessins d’Alfred Kubin peuvent faire penser parfois à des mises en image de romans ‘gothiques’ britanniques…
« Je pense qu’il y a une influence du roman gothique. Mais inutile de dire que cela aussi n’est pas élucidé. Pour moi il y a aussi une influence anglaise avec l’art-and-craft. Beaucoup de ces auteurs sont influencés par Aubrey Beardsley. Donc c’est aussi bien dans les arts plastiques que dans les romans. Chez Váchal, on retrouve la littérature populaire anglaise. Donc il y a une atmosphère mais le roman gothique est tellement spécifique que c’est délicat. En tout cas l’Angleterre a son importance, plus que la France à ce moment-là. »
Puisqu’on parle des influences qu’il y a eu avant et pendant, peut-on parler de celles qu’ils ont pu avoir par la suite ? Est-ce que ces illustrateurs ont eu une « descendance » artistique ? Je pensais à la bande-dessinée par exemple…
« Je ne connais pas très bien les auteurs de BD actuels. Mais on considère que Kubin a influencé la BD en général. Je sais que Kubin a influencé Roland Topor qui a également produit des œuvres auto-illustrées. Donc s’il y a une influence c’est plutôt ponctuel. Je suis sûre que ça n’a pas créé de mouvement. »
Cela signifie qu’il s’agit plutôt d’auteurs qui, individuellement, ont découvert l’un de ces artistes et qui ont été captivés par leur monde.« Je pense qu’il n’y a pas eu de filiation. Ces auteurs, quand on les aime, c’est plutôt de l’ordre de la lubie. Ils sont assez excentriques pour que ça ne puisse pas ramener le commun des mortels à s’y intéresser. J’ai l’impression que c’est plutôt une question de filiation ponctuelle. Quand on voit Roland Topor, il est clairement influencé par Kubin. »
Comment êtes-vous arrivée à vous intéresser à ces trois auteurs ? Est-ce aussi le résultat d’une lubie, parce qu’ils sont excentriques et qu’ils ont tellement de personnalité, qu’on s’y intéresse forcément quand on les découvre ?
« Oui, je pense… Mon attirance pour la République tchèque et l’Europe centrale est de l’ordre du caprice ! Je pense que je me suis arrêtée sur Váchal en voyant combien c’était extraordinaire de pouvoir faire une telle œuvre sans que presque personne ne s’en aperçoive. Même en vivant à Prague, je n’avais pas rencontré Váchal dans mes lectures ou dans les librairies. Je me suis attachée à ces auteurs parce qu’ils sont excentriques et que j’avais l’impression que ça pouvait me parler. Ensuite, même si c’est peut-être un peu provocateur de le formuler ainsi : il y a aussi une recherche de désacralisation, de démystification du génie. Quand on voit Váchal tout seul, on a l’impression qu’il est le seul à avoir fait des textes illustrés par lui-même. On connaît Kubin, on voit que lui aussi mais on n’a pas l’impression que ce soit un phénomène de mode. Mais quand on creuse un peu plus, c’est là où j’en suis, on se rend compte que ça va avec une exigence fin de siècle, ça va avec l’œuvre d’art totale, l’harmonie entre les arts, la synesthésie. En fait, j’ai aimé ces auteurs pour leur excentricité et mon travail consiste à démystifier cette unicité. »