« Partage de Midi », une aventure où Paul Claudel a failli laisser son âme et sa vie
« Partage de Midi » est probablement la pièce de théâtre la plus personnelle et la plus intime de Paul Claudel. Ce drame de la passion et de la conscience écrit dans un langage hautement poétique pose de nombreux problèmes à ceux qui désirent le monter au théâtre. Ces problèmes n’ont cependant pas découragé la metteuse en scène Hana Burešová, qui a présenté cette pièce au Théâtre de la rue Dlouhá (Divadlo v Dlouhé) à Prague.
Finalement, lorsque le scandale éclate et que le Quai d’Orsay ouvre une enquête sur la vie privée du consul, les amants sont obligés de se séparer. Enceinte de Paul Claudel, Rosie se remarie à Londres et le poète en est frappé en plein cœur. Il n’arrive pas à oublier cette femme devenue chair de sa chair. Terrassé par cette blessure béante qui ne se cicatrise pas, il écrit un drame qui lui permet d’exprimer toute la profondeur de son désespoir. Cette confession littéraire lui sauve probablement la vie. Ce n’est cependant que la première version de « Partage de Midi », pièce qu’il gardera jalousement pour lui et remaniera à plusieurs reprises par la suite. La première officielle de ce chef-d’œuvre en France n’aura lieu qu’en 1948.
En faisant entrer cette pièce dans le répertoire du Théâtre de la rue Dlouhá à Prague, la metteuse en scène Hana Burešová et le dramaturge Štěpán Otčenášek ont fait preuve de courage. Déjà, trouver quatre acteurs capables d’incarner les protagonistes de ce drame n’a pas été chose facile. Jouer, à l’heure actuelle, une pièce qui représente la cruauté du conflit intérieur qui ronge un homme écartelé entre la foi et l’amour charnel, entre la volonté de faire le bien et une passion coupable est un exploit dont le succès est loin d’être assuré. Štěpán Otčenášek explique les enjeux et les pièges d’une telle entreprise :
« La mise en scène de cette pièce est extrêmement difficile pour le metteur en scène et surtout pour les acteurs. C’est une œuvre basée dans son ensemble sur la parole, ce qui n’est pas très courant dans le théâtre tchèque à la différence de la France, où ce genre de théâtre a une tradition. En France cette pièce est jouée couramment. Chez nous c’est tout à fait inhabituel. Dans le théâtre actuel la parole n’occupe souvent que la dernière position, ici elle est en première. »Avant de mettre en scène ce chef-d’œuvre de l’art dramatique français du XXe siècle, il a fallu définir ses aspects les plus importants, se poser des questions sur le message qu’il apporte, chercher à recréer l’atmosphère des trois actes du drame qui, comme le constate Štěpán Otčenášek, possèdent chacun une atmosphère particulière :
« Au début, le spectateur a l’impression d’assister à des conversations galantes, tandis qu’à la fin, au début du troisième acte, on se retrouve, si j’ose dire, en plein drame social. La pièce est donc aussi un mélange de genres. Les trois actes sont très différents les uns des autres, mais tout cela est lié par le langage poétique de Claudel et le drame finalement ne manque pas d’unité. »
Hana Burešová et Štěpán Otčenášek se rendent compte que le drame claudélien est une structure compliquée, une architecture à plusieurs niveaux qui offre toute une gamme des possibilités d’interprétation :« C’est un drame poétique et spirituel. Le message de ce drame est probablement plus important que son sujet bien que celui-ci soit remarquable et particulier. La pièce fascine par sa complexité, par ses nombreuses significations. Il est intéressant de noter que c’est une pièce autobiographique, elle est basée sur la propre expérience de l’auteur. »
Pour Štěpán Otčenášek, « Partage de Midi » de Paul Claudel est surtout une pièce sur l’amour, l’amour sous toutes ses formes, et sur l’amour absolu, l’amour impossible qui ne peut pas se réaliser en ce monde. Il n’oublie pas non plus que ce drame symboliste est non seulement un texte dramatique, mais aussi la confession d’un homme ayant traversé une grande crise, d’abord religieuse puis sentimentale :
« Il l’a écrit juste après l’avoir vécu. Cela s’est passé à peu près en 1900 et, en 1905, il a écrit la pièce, ou plutôt elle est sortie de ses entrailles. Claudel est parfois considéré comme le représentant du symbolisme littéraire et cette œuvre accuse beaucoup d’aspects de ce mouvement. Nous ne pouvons en aucun cas la considérer comme une histoire réaliste, bien qu’une telle histoire y soit ancrée. Mais elle est traitée d’une façon poétique. »Le premier acte de ‘Partage de Midi’ se joue sur un bateau, dans le deuxième l’auteur nous amène dans un cimetière de Hong-Kong où les amants se donnent rendez-vous, tandis que le troisième acte, qui aboutit à un dénouement tragique, est situé dans une maison assaillie par des insurgés et dont les habitants sont donc condamnés à mort. Pour évoquer ces milieux bien différents, la metteuse en scène Hana Burešová a choisi un procédé insolite. Elle a renversé la situation des spectateurs et celle des comédiens et a placé le public sur la scène. Le drame se joue donc sur une estrade couvrant les premières rangées de sièges mais aussi plus loin dans la salle, parmi les sièges et sur le balcon. Štěpán Otčenášek ajoute encore d’autres raisons qui ont poussé Hana Burešová à adopter cette solution et à créer ce théâtre à l’envers :
« Cette fois-ci nous avons senti qu’il fallait rapprocher le plus possible les comédiens et les spectateurs. En même temps nous ne voulions pas comprimer ce drame avec des décors, par exemple. Il nous fallait de l’espace. Les pièces de Claudel ont besoin d’espace. Et comme, sur la scène, nous jouissons d’une vue intéressante de la salle, une vue que les spectateurs ne connaissent pas et qui est belle, nous avons eu l’idée de retourner la situation habituelle et de placer les spectateurs sur la scène. Ainsi nous y avons ajouté par moments une dimension plus spirituelle. Il y a donc en même temps le contact avec le spectateur et l’espace. » La salle, les balcons et les sièges de théâtre couverts de housses immenses, se transforment donc par les éclairages raffinés en mer houleuse, en cimetière oriental mais reflètent aussi, grâce au jeu des lumières, le paysage intérieur des protagonistes de la pièce. C’est donc devant cette salle vide que se joue le drame de Mesa, jeune homme qui est une incarnation de Paul Claudel dans cette pièce. C’est sur le fond de cette salle vide qu’il trahit d’abord ses convictions pour se livrer à Ysé, femme de sa vie, pour s’abandonner à un amour qui ne reculera devant rien, pas même devant le crime. C’est finalement devant cette salle vide qu’il reste abandonné, trahi et livré à la mort par cette même femme, mère de son enfant, femme qu’il est pourtant venu sauver au péril de sa vie. Et c’est devant cette salle vide qu’il reprend, au seuil de la mort, son dialogue avec Dieu.