Prague, à l’origine de la « conversion » de Paul Claudel au baroque

Paul Claudel, photo: Library of Congress, public domain

En juin dernier, l’Institut français de Prague accueillait Pierre Brunel, professeur de littérature, critique littéraire et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, pour une conférence consacrée à l’écrivain et diplomate Paul Claudel et à ses liens avec la Bohême. Un événement organisé à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de l’auteur du Soulier de satin. Au micro de Radio Prague, Pierre Brunel est revenu sur le passage de Claudel à Prague en tant que consul.

Pierre Brunel,  photo: YouTube
« Paul Claudel a fait un séjour relativement court, de la fin 1909 à septembre 1911. Avant cela, il avait été pendant très longtemps en Chine. Certains problèmes qui s’étaient posés en raison de ses activités en Chine font qu’il devait changer complètement de poste. Après différentes propositions, c’est Prague qui l’a emporté. Et nous savons exactement pourquoi : il avait un appui au ministère des Affaires étrangères en la personne de Philippe Berthelot, qui était lié lui-même à Prague et à la Bohême, et qui lui a suggéré ce poste. »

Paul Claudel revient donc en Europe après une quinzaine d’années en Extrême-Orient. Mais ces pays tchèques ne lui sont pas totalement inconnus puisqu’il y connaît un poète, Miloš Marten, et la peintre Zdenka Braunerová, qui se trouvait être la belle-sœur d’un ami de Paul Claudel, l’écrivain Elémir Bourges.

Zdenka Braunerová
« Ce sont en effet deux figures majeures, liées, puisque Zdenka Braunerová a beaucoup contribué à faire connaître Miloš Marten à Claudel. Ça passe par Elémir Bourges et autant que je me souvienne, il y a aussi une relation entre celui-ci et les Berthelot, mari et femme, que Paul Claudel a d’ailleurs accueillis à Prague en juillet 1910. Zdenka Braunerová a une importance considérable en tant qu’amie, comme marraine de la fillette qui est née pendant le séjour pragois, la troisième fille de Claudel, Reine. Reine a trois prénoms dont le dernier est Zdenka. Elle a aussi été l’illustratrice de plusieurs ouvrages de Claudel dont L’Otage, L’Annonce faite à Marie. Quand à Miloš Marten, il a donc été le traducteur de Claudel, ils ne se connaissaient pas, ils étaient déjà en correspondance dès 1905, je crois. C’est par l’intermédiaire de Zdenka Braunerová qu’ils se sont rencontrés. Dès la fin 1909, en arrivant à Prague, il connaît déjà Zdenka Braunerová et Miloš Marten. Il reviendra plus tard même une fois à Prague, de Francfort où il a été nommé, pour être témoin au mariage de Miloš Marten, en 1912. »

Ces personnalités importantes de la vie culturelle tchèque vont-elles lui faire rencontrer d’autres personnes ?

« Là, je ne suis pas complètement renseigné. Il a quand même rencontré d’autres artistes, il y a des mentions dans son journal qu’il tenait assez minutieusement, mais du côté des écrivains j’ai trouvé assez peu de choses. Mais il faut aussi être conscient du fait que son activité consulaire ne privilégiait pas la littérature ou l’art. Il avait donc à faire face à des interrogations sur l’agriculture, l’industrie, le commerce, les travaux dans Prague et autres. »

Il a toutefois continué à écrire, puisqu’à Prague il a rédigé deux œuvres majeures : L’Otage et L’Annonce faite à Marie. Quelle influence son séjour à Prague a-t-il eu sur son écriture, sur sa création ?

'L'Otage'
« Je pense que L’Otage était déjà en partie commencé quand il est arrivé à Prague. En ce qui concerne L’Annonce faite à Marie, c’est plus complexe. Il a eu le projet de revenir à une pièce qu’il avait précédemment écrite et publiée, La Jeune Fille Violaine, pour faire une nouvelle version, assez différente de la première. Je pense que le séjour à Prague a compté dans cette évolution parce que l’aspect religieux de Claudel s’est fortement accentué pendant ce séjour à Prague par sa fréquentation des milieux catholiques, le besoin qu’il a éprouvé de la vie catholique à ce moment de son existence, et dans cette ville où la situation était complexe. Ce qui est moins connu, c’est qu’il a eu d’autres projets à Prague que ceux-là, qui étaient déjà amorcés. Prague lui a aussi inspiré de très beaux poèmes, qu’on retrouve dans son recueil de 1914-1915 Corona Benignitatis Anni Dei, en particulier les quatre poèmes regroupés sous le titre ‘Images Simples’ de la Bohême. »

Claudel s’y intéresse aux saints tchèques, notamment le saint-patron tchèque Saint Venceslas, mais également sa grand-mère, sainte Ludmila et saint Jean Népomucène. Pouvez-vous développer ce qui se trouve dans ces poèmes ?

« Ce sont des figures qui l’ont impressionné très tôt. Sa fréquentation des églises tchèques n’a fait que l’enrichir à cet égard. J’ai souvenir notamment que quand les Berthelot viennent lui rendre visite, il les emmène visiter des lieux de Prague dont l’église Saint-Nicolas ou le pont Charles, avec le souvenir Saint Jean Népomucène. Ce sont des figures marquantes pour lui et qui lui ont inspiré de très beaux textes, qui ne sont pas assez connus. »

L’église de Saint-Nicolas à Malá Strana dont vous parlez est comme beaucoup d’églises praguoises une église baroque. Le baroque a-t-il eu une influence sur Claudel ?

L'église de Saint-Nicolas à Malá Strana,  photo: Kristýna Maková
« C’est un aspect fondamental de cette expérience praguoise. J’ai le sentiment qu’il y a une sorte de conversion au baroque par Prague. Il est très tôt frappé par les édifices de style baroque à Prague, et bien plus que cela, le baroque devient pour lui quelque chose qui a une signification spirituelle. C’est un facteur d’union en quelques sortes, quelque chose qui appelle au rapprochement entre les êtres, entre les âmes. Il y a une scène magnifique, qui est postérieure à cette visite à Prague : la première scène de la troisième journée du Soulier de Satin, drame écrit entre 1919 et 1924 et publié seulement en 1928-1929. La scène se déroule dans l’église Saint-Nicolas, et Doña Musique entre en prière : elle attend un enfant, et on attend de cet enfant qu’il soit une sorte de sauveur de la Bohême. Quatre saints défilent dans cette scène, qui sont en partie ceux vénérés ici, comme saint Nicolas par exemple, mais il y en a aussi un plus cocasse, saint Adlibitum, c’est à dire, comme ad libitum en langage médical, ‘saint N’importe-qui‘ ou ‘saint A-volonté’. »

Paul Claudel a été consul dans ce pays qui a connu la période hussite, et le baroque était justement une contre-réforme pour chasser cet esprit hussite. L’époque où il est consul est aussi une période de bouillonnement nationaliste en pays tchèque, qui n’est pas encore la Tchécoslovaquie. Que pensait-il de ces revendications nationalistes et de la volonté de s’émanciper de l’Empire austro-hongrois, figure de proue du catholicisme ?

Paul Claudel,  photo: Library of Congress,  public domain
« C’est un sujet complexe qu’il faut aborder avec beaucoup de prudence. Mon sentiment est qu’il avait parfaitement conscience de cela. En catholique fervent, il était hostile aux hussites, hostile aussi d’une manière générale au protestantisme. Il avait une position parfois gênante sur le problème juif. Ce qu’il pensait déjà à l’époque où il était consul à Prague, et qui s’est accentué dans un texte beaucoup plus tardif intitulé La Louange de l’Autriche, qui date de 1938, c’est qu’il voyait d’un bon œil ce qu’il avait connu, c’est-à-dire l’intégration de la Bohême à l’Empire autrichien. C’est quelque chose qui peut surprendre aujourd’hui, et je ne suis pas sûr que l’histoire lui ait donné entièrement raison. De la même manière, quand il est passé de Prague à Francfort, et qu’il salue avec enthousiasme son arrivée chez les Allemands, il n’a pas l’air de prévoir la prochaine Guerre Mondiale. A l’égard des Tchèques, il dit se rendre compte de la situation difficile dans laquelle ils se trouvent et a parfaitement conscience de ce qu’il y a de spécifique. En même temps, il a l’impression qu’il y a une sorte de situation impossible dont il ne trouve pas la solution à l’époque, même dans la situation de fonctionnaire qu’il occupe. »

Quelles traces le passage de Paul Claudel a-t-il laissé en Bohême ?

« Il y a eu des traductions très tôt, à commencer par celles de Miloš Marten. Forcément, pendant son séjour à Prague, il était reconnu aussi en tant qu’écrivain. Les traductions n’ont ensuite pas manqué mais je n’en connais pas le détail. Ce qui m’a frappé, c’est l’organisation en 2012 et la publication d’un important colloque sur Paul Claudel et la Bohême, organisé du côté français par deux collègues de la Sorbonne, Didier Alexandre, professeur de littérature française et grand spécialiste de Claudel et Xavier Galmiche, professeur de langue et de littérature tchèque. Le livre qui en est issu m’a beaucoup servi pour la préparation de la conférence que je vais faire ce soir. La participation très abondante de collègues et de spécialistes tchèques à ce volume est frappante. Avant cela, il y a eu un livre remarquable dont je me suis aussi beaucoup servi : le Cahier de Paul Claudel numéro neuf, sur Claudel et Prague. La première moitié, absolument remarquable, a été faite par un grand professeur de l’université de Prague, Václav Černý et je dois dire que c’est une mine d’informations mais aussi de réflexions justes, un véritable chef-d’œuvre critique. »

Quel est votre lien avec Paul Claudel ?

« C’est toujours difficile à dire. Je dirais très simplement qu’il s’agit un peu d’un hasard dans mes études. Quand je préparais le concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure, j’avais un professeur de français qui nous avait fait étudier Claudel, et en particulier L’Art Poétique de Claudel. Je m’étais enthousiasmé pour l’auteur et pour ce texte. Quand j’ai eu ensuite à choisir un sujet de thèse, un professeur de la Sorbonne, Marius-François Guyard, m’a orienté vers cet auteur qu’il admirait beaucoup et vers un type de sujet qu’il m’avait suggéré : les orientations étrangères dans l’œuvre de Claudel. Il y avait eu un modèle, un livre d’un ancien professeur à la Sorbonne, Fernand Baldensperger, intitulé Orientations Européennes chez Balzac. Marius-François Guyard me voyait faire ‘Orientations Européennes chez Claudel’. A dire vrai, c’était un sujet beaucoup trop vaste, je m’en suis donc tenu à Claudel et l’Angleterre. Marius François Guyard avait fait lui-même une thèse sur un sujet analogue, mais ambitieux, qui était la Grande-Bretagne dans la littérature française du XXe siècle. A partir de là, je me suis passionné par le sujet. J’ai eu une chance incroyable : la mise en relation avec la famille Claudel, l’utilisation très facile des archives, qui étaient à ce moment-là dans le logement qu’avait occupé Claudel à Paris, boulevard Lannes. C’est ainsi que j’ai étudié le journal bien avant sa publication, dans les manuscrits mêmes. Je m’étais pris de passion pour l’auteur, pour le sujet un peu inattendu que j’avais à traiter et dont j’ai tiré pas moins de deux livres dont le premier, Claudel et Shakespeare. Le premier séjour que j’ai fait à Prague en 1965 m’avait sensibilisé à la présence de Claudel à Prague et mon retour aujourd’hui ranime cette flamme. »