Emmanuel Guibert, sur les traces d’Alan Cope en Tchécoslovaquie, 65 ans après la guerre (I)
Dans le cadre du Komiskfest, le dessinateur et auteur de bande-dessinée français Emmanuel Guibert était présent à Prague. Emmanuel Guibert est l’auteur de nombreux ouvrages dont la magnifique trilogie Le Photographe, consacrée au reportage photo de son ami Didier Lefèvre qui, dans les 1980 a suivi une mission de Médecins sans frontières dans les montagnes d'Afghanistan. Un ouvrage traduit dans de nombreuses langues et qui mélange photos et récit dessiné par Emmanuel Guibert. On lui doit aussi une autre trilogie, une biographie dessinée intitulée La Guerre d’Alan dont le troisième tome vient de sortir en tchèque. C’est le récit de son ami Alan Cope, ancien G.I. américain qui dans les troupes du Général Patton a traversé l’Allemagne à la fin de la guerre pour se retrouver notamment en Tchécoslovaquie, au moment de la libération. Dans la première partie de cet entretien, Emmanuel Guibert nous a confié combien ce premier séjour à Prague était important et émouvant pour lui.
Vous dites que vous êtes un affreux nostalgique. Est-ce pour cette raison que vous aimez les histoires des autres, que vous aimez raconter les histoires des autres, leur vie ?
« Le terme ‘nostalgique’ n’est peut-être pas très bien choisi. Ce que j’aime surtout, c’est que l’existence soit chargée, enluminée par la biographie, le son des autres, le passage des autres. Cela peut être parce que c’est des amis, ou parce que c’est des écrivains que j’aime et que ça me fait tout autant plaisir d’aller voir la maison d’un auteur qui m’a accompagné depuis toujours. C’est le même genre de battement de cœur, de tendresse, d’émotion à satisfaire une sorte de rendez-vous. Je parlais de nostalgie, mais je trouve que c’est au contraire quelque chose d’excessivement vivant, c’est vraiment le tissu de nos vies, c’est quelque chose dont on a besoin et que même si d’une certaine façon on le rejette, ça fait partie de nous même. »Alan Cope, ce G.I. américain dont vous avez recueilli les souvenirs sur le long cours, c’est un personnage très lumineux, un personnage avec un passé, un passé qui nous parle encore aujourd’hui. Pourriez-vous revenir sur la façon dont vous vous êtes rencontrés et sur ce qui vous a séduit chez Alan Cope ?
« Je l’ai rencontré en lui demandant mon chemin dans la rue, j’étais égaré, je lui ai demandé où était la place de la République. C’est comme ça qu’on est devenus les meilleurs copains du monde. Pourquoi ce livre avec lui ? Au bout de trois jours de coexistence, je lui ai proposé de faire un livre. C’était évident qu’un homme qui avait un tel talent de conteur, une telle présence, un telle singularité, c’était ce qu’on appelle ‘quelqu’un’. Cela ne veut rien dire. Enfin si, quand on dit ‘c’est quelqu’un’, c’est qu’on ressent chez lui une façon de marquer l’existence alentour par sa forme à soi, singulière... Les gens qui sont ‘quelqu’un’ sont des gens qui ont une forme très spéciale et qui, pour le meilleur et pour le pire, essayent de faire coïncider leur existence avec cette forme-là. C’est quelque chose à quoi je pensais à la suite de lectures ces temps derniers. L’existence qu’on mène aujourd’hui nous a conduits à nous conformer à beaucoup de choses, à nous rendre très plastiques, à nous adapter à certaines situations, parce qu’on voit la vie changer particulièrement vite autour de nous. »Alan Cope était différent...
« On croise parfois des personnages qui ne sont pas comme ça. Ils ne peuvent pas changer de la même manière, ils ont tendance, parfois de manière assez douloureuse, à vouloir que ce soit l’existence qui change. J’étais très admiratif de cette personnalité qui n’abdiquait pas toutes sortes de choix et de réflexions que l’existence l’avait amené à concevoir ou à faire. Il m’a plu, il m’a appris beaucoup de choses très vite. Je sentais que c’était une sorte de puits d’expérience, en plus très pédagogue, donc tout à fait prêt à les partager. J’avais trente ans, il en avait soixante-dix. Trente ans est un bel âge pour écouter, soixante-dix ans un bel âge pour raconter. J’avais donc envie de me taire, ce que j’ai fait la plupart du temps et d’enregistrer sa voix. Et surtout d’avoir ce merveilleux alibi du livre pour pouvoir passer plus de temps ensemble et aller plus loin qu’on ne serait allé dans une simple relation amicale. Là, je passais un mois par an avec lui, et par ailleurs ma boîte aux lettres était périodiquement remplie de lettres. J’ai trois tiroirs de correspondance avec lui qui m’aident aujourd’hui à faire ce que je fais. »Je trouve assez extraordinaire que la BD soit un aussi bon média, un aussi bon vecteur pour une biographie. Finalement, à la lecture, on se dit, pourquoi n’écrire une biographie qu’en mots alors qu’on peut avoir des images en plus ? C’est la première réflexion qui m’est venue en vous lisant. La deuxième est plus historique : c’est très intéressant et important pour les Tchèques de lire cette BD puisqu’Alan Cope et les autres soldats, dans l’armée du Général Patton, traversent l’Allemagne jusqu’en en Tchécoslovaquie, arrivent à Plzeň. Jusque là, rien que de bien normal. C’est ce qu’on lit dans les livres d’histoire et on résume souvent cet épisode à l’idée que les Américains se seraient arrêtés à Plzeň. Mais, ce qui est extraordinaire, c’est qu’Alan Cope vous raconte qu’il a été envoyé avec quelques hommes jusqu’à Prague...« Et même au-delà ! Il pense qu’ils étaient à peu près soixante-dix soldats, soit un fer de lance très effilé, une sorte d’avant-garde – en tout cas, Patton le voyait comme cela – de soldats américains qui voyaient déferler les Russes vers l’Ouest. Le rôle de Patton dans la guerre est intéressant. C’est un homme qui aimait être obéi mais qui avait quelques difficultés à obéir. »Il avançait à l’Est contre les ordres d’Eisenhower quand même...
« Il prenait apparemment un certain nombre d’initiatives dont il ne référait pas nécessairement. Il avait comme idée, qui est connue mais qui aurait bouleversé le cours du XXe siècle si elle s’était réalisée, de ne pas désarmer l’armée allemande, la placer sous commandement américain et taper sur les Russes. Tant que la guerre était en mouvement, Patton voulait pratiquer une espèce de tactique de fait accompli qui était bien dans son caractère et qui consistait à dire : plus loin on sera, plus loin on posera le drapeau, mieux on contiendra les Russes. Evidemment, si on voit une carte des opérations de l’époque, on voit cette pointe d’épingle d’une poignée de soldats qui ne sont en fait une avant-garde de rien du tout, car ils n’ont pas l’armée derrière ! »
C’est cela qui est incroyable : ils avancent presque la fleur au fusil en ne sachant rien !« Eux ne savent rien. Alan n’a d’ailleurs d’abord pas su qu’il était en Tchécoslovaquie. Il l’a vaguement compris par le changement d’architecture... »
Et puis à Plzeň quand même, il y a l’épisode du soldat Kubacek qui harangue la foule...
« Le principe des Etats-Unis, c’est qu’il n’y a pas deux noms pareils. Les gens viennent des quatre coins de la planète. Alan ne s’était jamais posé la question d’où ce Kubacek pouvait venir. Raison de plus pour être étonné quand il voit ce type qui monte sur un véhicule blindé et commence à haranguer la foule présente dans la langue du pays. Je n’ose pas en rêver, mais ça m’intéresserait de savoir s’il y a des personnes à Plzeň encore aujourd’hui qui se souviennent de cet épisode. Pourquoi pas ? Il pourrait y avoir quelqu’un qui avait quinze ans à l’époque et qui était sur cette place, qui se souvient de ces snipers allemands qui se sont mis à tirer sur la foule dont il a fallu qu’ils règlent le compte. Kubacek s’est mis à leur parler et c’est comme ça qu’Alan a pu lui demander où ils étaient. A compter de ce moment-là, il a pu savoir qu’il était d’abord à Plzeň, ensuite qu’ils étaient dans ce Prague qui s’était déjà soulevé.
Il explique donc très bien que les Praguois ouvrent les barricades pour laisser passer ces quelques soldats américains qui arrivent dans des circonstances abracadabrantes. Les Allemands et les Américains sont en pourparlers très étroits à ce moment-là. Les Allemands n’ont qu’une terreur, celle d’être pris par les Russes. Ils sont donc tout à fait prêts à se rendre aux Américains et le font d’ailleurs massivement. Il y a d’ailleurs un épisode dans le livre où un sergent américain est fermemement encouragé par les Russes à leur céder des prisonniers qu’ils canardent sur le champ. Alan pénètre donc dans Prague d’une manière totalement improbable, enroulé dans des drapeaux blancs, sans savoir pourquoi ils font une chose pareille. »Et on leur demande aussi de vider leurs chargeurs !
« Ils doivent essuyer le feu ennemi si on leur tire dessus... »
On leur dit grosso modo : ‘faites attention à vous si on vous tire dessus, mais vous ne pouvez pas répliquer’. C’est un ordre incroyable !
« Oui. Tout cela, Alan me l’a expliqué de son point de vue, de ce qu’il a su. Evidemment, il était très difficile pour lui d’en percer les arcanes parce que personne ne lui a rien dit, sauf qu’au bout de la route il y a avait ce chef allemand de la place de Prague, qui s’était lui-même retiré au-delà de Prague, à l’approche du 8 mai. Il a fait sa reddition dans une garnison non loin d’ici, lui aussi dans l’espoir que les Américains viennent planter le drapeau là et contiennent les Russes. »La suite des aventures d’Alan Cope et la deuxième partie de l’interview d’Emmanuel Guibert, ce sera la semaine prochaine dans Culture sans frontières.