Alfred Kubín, plus surréaliste que les Surréalistes
Retour à l’abbaye d’Auberive où il reste encore une semaine pour admirer les œuvres du peintre et dessinateur symboliste Alfred Kubín (1877-1959). S’il est souvent classé dans la catégorie des « peintres autrichiens », il n’en reste pas moins que Kubín, comme son nom l’indique, est originaire des pays tchèques. Plus précisémment de Litoměřice (Leitmeritz en allemand), où il est né en 1877. Moins connu que ses contemporains expressionistes Schiele et Klimt, il commence cependant à être redécouvert et son œuvre à être appréciée à sa juste valeur, celle d’un des plus grands artistes symbolistes du début du XXe siècle. Après une première exposition à Paris en 2007, c’est au tour du centre d’art de l’Abbaye d’Auberive en Haute-Marne de lui rendre hommage et de confronter la richesse de son travail à celui d’artistes contemporains... Christian Noorbergen est le commissaire de l’exposition et son initiateur avec Alexia Volot, que nous avons déjà entendue il y a quelques semaines. Il nous explique comment il a découvert l’œuvre de Kubín dont il est devenu spécialiste :
Il y a déjà eu une exposition en 2007 à Paris au Musée d’art moderne de la ville de Paris. On a le sentiment qu’il y a une espèce de regain d’intérêt pour Alfred Kubín ces dernières années, en tout cas pour la peinture autrichienne de manière générale...
« Oui, il y a une très lente montée en puissance. Cela a commencé par l’expressionnisme autrichien et allemand. Sur cette lancée, au-delà des deux, trois très connus en France, du type Egon Schiele, Klimt ou Kokoschka, il y a une montée en puissance d’autres artistes et en particulier de Kubín. En témoigne l’exposition de Paris en 2007. Dominique Gagneux, la conservatrice et organisatrice, a d’ailleurs écrit dans le catalogue de l’exposition d’Auberive. »Radio Prague avait d’ailleurs eu le plaisir de s’entretenir avec elle à ce sujet. L’œuvre d’Alfred Kubín reste néanmoins largement à découvrir et à faire découvrir au grand public. En quelques mots, comment présenteriez-vous l’œuvre d’Alfred Kubín à quelqu’un qui ne la connaît pas ?
« Kubín est le plus formidable créateur de dessins du début du XXe siècle. Je dirais qu’il est aussi le plus pillé des créateurs de dessins par des dessinateurs plus jeunes et plus contemporains. Il suffit d’écouter les dessinateurs français, belges ou anglais : à l’exposition d’Auberive, j’ai invité un Anglais et un Belge fanatiques de Kubín. Le Français Roland Topor a bien utilisé Kubín et je reste mesuré dans mes paroles... Donc Kubín est le créateur de dessin qui a le plus influencé, dans tout le XXe siècle, tous les autres créateurs de dessin. Il est souvent cité comme source par Gourmelin, Topor et bien d’autres. C’est donc un dessinateur qui a influencé tous les autres, une personnalité importante, même si le grand public ne le connaît pas encore assez. »Vous insistez bien sur le fait que c’est avant tout un dessinateur. Est-ce que le fait qu’il ait d’abord été un dessinateur, et pas uniquement un peintre, explique peut-être le désintérêt qu’il a pu susciter parmi le grand public ?
« Il est clair que le dessin est un peu en retrait par rapport à la peinture avec un grand P, le grand art avec un grand A. Il n’empêche qu’avec la crise que connaît la création picturale depuis ces dix dernières années avec le ‘financial art’, le dessin, peut-être plus pur et plus authentique, monte en puissance. Et donc inévitablement Kubín puisqu’on le retrouve tôt ou tard dans quasiment toute l’Europe. »Peut-être peut-on également faire un parallèle avec la bande-dessinée qui est quand même le réceptacle du dessin d’un certaine manière, qui met en valeur le dessin. Est-ce qu’il a influencé des dessinateurs de BD, notamment de BD fantastiques ?
« Oui, il a une grande influence sur des gens comme Philippe Druillet par exemple qui a longtemps été une tête de proue de la bande-dessinée française. Cela dit, il me semble que Kubín plonge sa source dans l’art le plus profond, celui de Goya, d’Ensor, de Félicien Rops. Donc son influence sur la BD, sans doute, mais la BD est globalement plus populaire, plus grand public, elle a donc peut-être moins de racines... alors que Kubín, lui, plonge son dessin et sa peinture dans les sources le plus profondes de l’âme, du mental et de l’imaginaire littéraire aussi fantastique européen, ce qui n’est pas toujours le cas de la bande-dessinée. »Puisque vous citez des noms d’artistes, peut-on dire que Kubín s’inscrit dans une lignée d’artistes de Jérôme Bosch à Böcklin par exemple ?
« Kubín est dans cette continuité-là : de Goya, Félicien Rops, Ensor, Böcklin et quelques autres. Il est de ce niveau, de cette taille, mais il est dans cette continuité également. Il est aussi le précurseur du surréalisme. Surtout dans ses grandes années entre 1900 et 1910, Kubín est plus surréaliste, plus plongé dans l’inconscient que ceux qui vont suivre dans les années 1920. »Est-ce que les Surréalistes ont connu son œuvre ?
« Les Surréalistes l’ont très peu connu. C’est d’ailleurs très étonnant dans l’histoire de l’art. En même temps les Surréalistes étaient plutôt centrés sur le Sud de l’Europe, sur la France et le Sud. Et à l’époque il y avait une telle tension politique et militaire entre l’Europe de l’Ouest et l’Allemagne et l’Autriche, qu’il y a eu une sorte de barrage. Ce barrage, il n’y a pas si longtemps qu’il se lève. C’est pour ça qu’on est en train de découvrir Kubín et qu’avant, il a fallu beaucoup de temps pour découvrir Schiele et Klimt. »
Vous parliez tout à l’heure d’un pic de création entre 1900 et 1910. Peut-on distinguer des périodes de création chez Kubín ?
« A mon sens, la grande période de création de Kubín c’est en effet entre 1900 et 1910 quand il est à Munich, et après, quand il s’installe en Autriche. Là, les chefs d’œuvre de Kubín sont à la fois extrêmement nombreux et d’une force prodigieuse. Après, j’ai l’impression que Kubín se répète un peu. En disant cela, je vais faire un peu de mal aux ‘Kubíniens’ dont je fais partie... L’exposition d’Auberive est centrée sur les chefs d’oeuvre du début. Ensuite il semble qu’il se soit légèrement assagi, que son tracé ait perdu en force. Ses chefs d’œuvre datent donc vraiment dans cette décade-là. »
Quels liens entretenait-il avec les artistes de son époque ?
« Il avait un nombre de connaissances relativement importante, il recevait beaucoup. Et il était incroyablement apprécié de très grands noms de la peinture... Je vais citer deux noms qu’il est très étonnant d’entendre : Paul Klee et Kandinsky étaient fanatiques de Kubín et ont contribué à le faire connaître. Kubín était un peu secret, un peu discret, il a fait beaucoup de gravures et d’illustrations. Il n’empêche que les deux que je viens de citer, deux grands noms de la peinture du XXe siècle, étaient très admiratifs de Kubín, le tenaient pour un grand maître. »C’est intéressant car Kubín est un peu l’enfant de son siècle, en tout cas, de sa fin de siècle, et d’une région très particulière... Pour moi, c’est vraiment un artiste de la Mitteleuropa...
« Oui, il y a un ancrage humain dans ce cœur de la Mitteleuropa. Mais peut-être aussi, ce qui fait le génie de Kubín, une ouverture vers l’inconscient collectif, sur les grands mythes, l’angoisse qui point dans tout le XXe siècle. Il y a aussi une ouverture sur d’autres éléments, en particulier littéraires, qui fait qu’il y a une ampleur de création tout à fait inégalée dans le siècle. »
Une ouverture sur des éléments littéraires... pourriez-vous préciser votre pensée ?
« Kubín a été un grand illustrateur, c’était un amateur de tous les grands textes fantastiques européens en particulier du XIXe siècle qu’il a beaucoup illustrés. C’est sa première strate de création. Quand il dessine, il ne se contente pas de mettre en scène graphiquement tout cela. Il y a par exemple Edgar Poe ou Strindberg. »Une phrase de conclusion ? Quelque chose à rajouter encore sur Alfred Kubín que nous aurions omis ?
« Je crois que Kubín est l’artiste qui plonge le plus dans l’inconscient, bien plus que ne le font ensuite les Surréalistes. Chez Kubín, il y a une authenticité, un affleurement de l’inconscient, un simplification de son tracé qui lui donnent une puissance extrêmement rare dans le siècle. »