Lorsque le peintre tchèque Alfons Mucha se lança en 1910 dans la réalisation de son Epopée slave, série de vingt tableaux monumentaux retracant l´histoire du peuple tchèque et des autres nations slaves, il ne s´imaginait sûrement pas que son oeuvre serait source de tant de discordes et aboutirait à un conflit juridique. Depuis que le contrat liant la municipalité de Prague et le château de Moravský Krumlov, qui accueillait l’Epopée depuis 1963, a pris fin le 30 juin dernier, les désaccords entre la capitale tchèque et la famille Mucha se sont ravivés. Tandis que la première se considère comme la propriétaire de l´œuvre, les descendants du peintre défendent les volontés de Mucha et la bonne préservation des tableaux. Aujourd´hui l´avenir de l´Epopée demeure donc bien incertain.
Charles Crane
C´est le millionnaire américain Charles Crane, qui s´intéressait au nationalisme slave, qui avait financé la réalisation de l´Epopée slave. Après dix-huit années de travail, Alfons Mucha décida de faire don de son œuvre au peuple tchèque et à la ville de Prague, qui l´exposa pour la première fois en 1928 au Palais des foires. Or, en faisant ce don, l’artiste avait posé une condition que la municipalité n´a jusqu´a présent pas été en mesure de satisfaire : il avait exigé la création d´un pavillon minimaliste et largement éclairé à Prague destiné à recevoir les toiles dont les plus grandes mesurent jusqu’à 48 m2. Il souhaitait les voir exposées dans un lieu permettant de mettre en valeur leur caractère épique, de développer leur propre musique et ainsi à l´œuvre picturale de chanter. Et c’est précisément parce que la municipalité de Prague affirme ne pas avoir la possibilité de proposer un tel espace, et que l´appartenance n´est pas clairement établie, que John Mucha, petit-fils du peintre, souhaiterait voir les tableaux rester en Moravie :
John Mucha, photo: CTK
« Ce qui se passe dans le fond, c´est que jusqu´à présent la ville de Prague n´a pas rempli les conditions. Il n´existe pas de documents signés par Charles Crane, Alfons Mucha et la ville de Prague dans lesquels il serait convenu que quelque chose est donné. Il y a encore deux ans de cela, il n´existait aucun dialogue entre la municipalité et la famille, nous étions complètement ignorés. Plus tard, le dialogue a été entamé progressivement et il n´y avait aucune raison d´aller devant les tribunaux. Puis, soudainement, Prague a fait part de son intention de déplacer l´Epopée, et c’est pour cette raison que nous avons réagi. Voilà ce que nous demandons : nous demandons à la cour de justice d´admettre que le cas n´est pas clair et que par conséquent tout devrait être suspendu : l´Epopée slave resterait à Moravský Krumlov en attendant de résoudre le problème de son appartenance. Si la justice décidait qu´elle appartient à la ville de Prague, ses représentants pourraient disposer de l´œuvre comme bon leur semble, et si elle jugeait qu´elle appartient à la famille Mucha alors nous pourrions entamer des discutions et voir ce que nous pourrions faire. »
Le musée d’Art contemporain (Veletržní palác)
Alors que le peintre avait lui-même conçu les plans du pavillon et espérait le voir réalisé avant janvier 2010, sa construction n´a fait qu´être reportée ces dernières années suite à un dialogue quasi inexistant entre la ville de Prague et la famille du peintre. En 2005, la municipalité avait pourtant donné son feu vert à la construction d´un pavillon dans le quartier pragois de Holešovice qui aurait pu accueillir l’œuvre à partir de 2006. Mais la construction a fait naître une polémique et le projet a été abandonné. Aujourd´hui, le lieu est encore discuté et aucun projet ne prévoit la construction d´un endroit approprié. Bien que les tableaux seront prochainement rapatriés et conservés au musée d’Art contemporain (Veletržní palác) pour une durée de huit mois, John Mucha et plusieurs autres spécialistes s´accordent à dire que le musée d’Art contemporain n´est pas le lieu approprié pour accueillir ces toiles déjà en assez mauvais état et qui nécessiteraient un travail de restauration.
L’épopée slave
« L´endroit est complètement inadéquat. A l´origine, l´espace avait été construit pour exposer des machines industrielles. Il n´y a aucune climatisation et c´est l´espace dans son ensemble qui est complètement inapproprié. Cet endroit est une serre, et ce qui est intéressant, c´est que le chef du département de conservation de la galerie nationale ainsi que le professeur de la conservation à l´académie des arts disent exactement la même chose que moi. »
Enfin, le devenir de l´Epopée slave ne concerne pas seulement le lieu mais aussi l´exploitation des œuvres : depuis le début du conflit, John Mucha s´oppose à la conception commerciale de la culture de la municipalité, et c’est pour cette raison qu’il a saisi les tribunaux afin de revendiquer son droit de décider du devenir des vingt tableaux. La question en suspend reste donc la suivante : à qui appartient cette œuvre ? Si des accords ont bien été passés entre Charles Crane, Alfons Mucha et la ville de Prague, il n´en reste pas moins que selon Tomáš David, avocat de la famille, aucun document juridique ne prouve l´appartenance revendiquée par la ville. Or, en l’absence de tout document légal, la famille Mucha serait l´héritière légitime.
« Nous sommes convaincus que ces peintures de l´Epopée slave appartiennent à la famille Mucha. Il y a de nombreux documents existants au sujet de l´Epopée slave et de la relation entre Prague et Alfons Mucha mais aussi de la relation avec M. Crane. Nous pensons que de tous ces documents ressort un fait plutôt évident, à savoir que la famille Mucha est la propriétaire de l´Epopée slave. Son avenir est vague car même la municipalité de Prague ne sait pas ce qu´elle va faire de l´œuvre après son exposition au musée d´art contemporain. Il semblerait que les peintures vont venir à Prague, mais ce qui se passera après ces huit mois d’exposition est absolument incertain. »
Jan Amos Komenský, 1918
D´après Tomáš David, compte tenu de la durée des procédures en République tchèque, il est peu probable que la cour de justice rende sa décision dans les huit mois. Le litige risque donc encore de perdurer avant qu´un compromis ne soit trouvé et qu´un endroit parfait puisse accueillir l´Epopée slave.