Chopin en Bohême

Frédéric Chopin
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Quand nous écoutons une valse de Frédéric Chopin, cette musique limpide semble jaillir tout à fait facilement et sans effort comme l’eau de source. Il n’en est pas moins vrai que cette limpidité divine de l’art de Chopin est le résultat d’un long processus de maturation souvent difficile qui n’a pas échappé à d’innombrables influences. Le livre « Frédéric Chopin et la Bohême » de Jaroslav Procházka démontre que des musiciens tchèques et la Bohême elle-même ont joué un rôle important dans ce processus.

Frédéric Chopin
«Les rapports quotidiens avec ses maîtres tchèques et les contacts fréquents avec les Tchèques n’avaient pu manquer de faire naître dans l’âme avide du jeune Chopin un désir secret : voir de ses propres yeux cette ‘Prague dorée’ dont il entendait tant parler par ses professeurs au lycée…’, constate Jaroslav Procházka dans son livre, dont nous nous rappelons au seuil de l’année du bicentenaire de la naissance du compositeur. En effet ce sont les musiciens tchèques qui ont joué un rôle décisif dans l’éducation musicale du jeune Frédéric. Le musicologue Ivan Ruml évoque les vingt premières années de la vie de l’artiste passées à Varsovie :

Vers la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, donc pendant la jeunesse de Frédéric, plusieurs musiciens tchèques s’établissent à Varsovie. Outre Vojtěch Živný, Jaroslav Procházka mentionne aussi Josef Javůrek, professeur de piano de Chopin au Conservatoire, Václav Würfel, professeur et plus tard ami du compositeur, et Josef František Elsner, recteur du Conservatoire de Varsovie, maître de Chopin et ami de sa famille. A partir de dix-neuf ans le jeune Frédéric se met à voyager et c’est dans la capitale autrichienne qu’il nouera son contact probablement le plus intense et le plus fructueux avec un musicien tchèque. Ivan Ruml évoque cette rencontre enrichissante:

«Avant de partir pour Paris, Chopin avait envisagé de s’établir à Vienne. C’est là qu’il a fait la connaissance du célèbre violoniste tchèque Josef Slavík, qui n’était que de quatre ans son aîné. Josef Slavík était surnommé ‘le Paganini tchèque’ parce que sa virtuosité était prodigieuse. On dit qu’il était capable de jouer 96 notes staccato sur une seule corde, ce qui était quelque chose d’incroyable à l’époque.»

Jaroslav Procházka cite aussi dans son livre une lettre adressée par Chopin à ses parents le 28 mai 1831:

«Mercredi j’ai été avec Slavík chez les Beyer jusqu’à deux heures du matin. Il est l’un des artistes viennois avec lesquels je’suis en rapports réellement amicaux et intimes. Il joue comme le second Paganini mais comme un Paganini rajeuni qui pourra, avec le temps, dépasser le premier. Je ne le croirais pas moi-même si je ne l’avais pas si souvent entendu. Je regrette sincèrement que Titus n’ait pu faire sa connaissance, parce que Slavík sait fasciner ses auditeurs et leur fait monter les larmes aux yeux… »


Marie Wodzinska
Au cours de sa vie Frédéric Chopin se rend plusieurs fois en Bohème et le livre de Jaroslav Procházka réunit presque tous les documents disponibles sur ces voyages. Ivan Ruml rappelle que les séjours de Chopin en Bohême lui permettaient de renouer ses liens avec la Pologne:

«Quand il voulait voir ses parents ou ses amis polonais, Chopin était obligé de se rendre dans un territoire neutre. Et le territoire neutre le plus proche, c’était l’Autriche dont la Bohême faisait partie. A l’été 1835 il a rencontré ses parents à Karlovy Vary (Carlsbad) et, en 1836, il a fréquenté à Mariánské Lázně (Marienbad) la famille Wodzinski parce qu’il envisageait d’épouser la fille de la famille, Marie Wodzinska.»

Chopin en 1835/1836. Aquarelle de Marie Wodzińska
Les Wondzinski sont une famille de la petite aristocratie polonaise. Une intrigue amoureuse se noue entre Frédéric et Marie, l’aînée des trois filles Wodzinski. Le dénouement heureux semble proche, mais finalement les parents de Marie décident que Frédéric n’est pas un prétendant convenable pour leur fille. A cette époque il est déjà évident que le compositeur est sérieusement malade et même sa situation matérielle est problématique. Sans fortune personnelle, il est contraint de gagner sa vie en jouant, en composant et en donnant des leçons de musique. Marie cède à la pression de ses parents et les fiançailles sont annulées. L’été 1836 passé en compagnie de Marie Wodzinska à Mariánské Lázně, probablement la période la plus heureuse dans la vie de Frédéric, finit donc dans l’amertume et le désespoir. C’est une blessure profonde qui, d’après Ivan Ruml, ne guérira jamais:

«Marie a toujours regretté cette rupture parce que son mariage n’était pas heureux. Chopin, lui aussi, pensait à Marie et les lettres qu’elle lui adressait ont été retrouvées après sa mort, à son dernier domicile, place Vendôme à Paris. Sur le paquet de lettres bandées d’un ruban bleu Chopin avait écrit en polonais ‘Moja bieda (Ma misère)’. On voit qu’il a pensé à Marie pendant toute sa vie bien qu’il ait vécu pendant sept ans avec la célèbre femme de lettres française George Sand.»


Un manuscrit de Frédéric Chopin
Les artistes géniaux ont le pouvoir de transformer les impulsions de leur vie en œuvres d’art. Jaroslav Procházka répertorie dans son livre les œuvres qui ont été inspirées à Chopin par ses séjours en Bohême. Il regrette que les variations sur un thème de Beethoven que Chopin a composées en commun avec Josef Slavík n’aient pas été retrouvées. Dans un autre chapitre, il décrit la genèse de la célèbre valse que l’artiste a composée lors de son séjour au château de Děčín en Bohême du Nord pour la jeune comtesse Joséphine de Thun-Hohenstein. Et il indique surtout toute une série de préludes, de mazurkas, d’études, de nocturnes et même de mélodies qui reflètent l’amour de Chopin pour Marie, cette histoire qui a mal tourné mais qui a donné au monde beaucoup de belle musique.