Franta : questionner la condition de l’Homme, encore et toujours

František Mertl

František Mertl, plus connu sous son « nom de pinceau » Franta, est un peintre français d’origine tchèque, installé en Provence depuis la fin des années 1950. Il a côtoyé les plus grands, de Picasso à Miro. Il a eu pour ami l’écrivain Graham Greene. Et aujourd’hui, les oeuvres de Franta qui s’interrogent sur la condition humaine font partie des collections du Guggenheim ou du Centre Pompidou. Tout cela n’aurait pas été possible s’il n’avait pas fui la Tchécoslovaquie étouffante des années 1950. Rencontre.

Franta, František Mertl, vous êtes peintre, vous vivez en France depuis 1958. On va commencer par le début. Où êtes-vous né, où avez-vous grandi ? Vous êtes un enfant qui a grandi pendant la Deuxième guerre mondiale...

« Je suis né en 1930 à Třebíč. Juste avant la guerre, nous habitions Prague. Quand Hitler a envahi la Tchécoslovaquie, mon père a décidé de partir et de s’engager dans l’armée tchécoslovaque qui s’était créée en France, à Agde. Il est revenu en 1945 avec l’armée tchécoslovaque d’Angleterre. »

Et vous pendant ce temps-là avec le reste de la famille ?

« Nous étions à Prague, la Gestapo a commencé à s’intéresser à la famille. Mon oncle nous a proposé de nous réfugier à Brtnice, entre Jihlava et Třebíč. Nous y avons passé cinq ans. Nous y étions certes plus en sécurité, mais la Gestapo passait quand même souvent chez nous. Pour nous, c’était bien sûr dur d’être sans notre père. Surtout quand on a entre 9 et 15 ans. Il nous manquait beaucoup. Ce qui était particulièrement difficile, c’était quand la Gestapo nous interrogeait sur l’endroit où il se trouvait. Nous répétions ce que notre oncle nous avait dit de dire : il fallait affirmer que ça ne nous intéressait pas, que notre père était violent, qu’il nous battait. On essayait de protéger ma mère. Heureusement, mon père est revenu en 1945. On a vécu à Olomouc puis on a déménagé à Brno. »

Quand la guerre se termine, vous avez 15 ans. Plus tard, vous allez vous lancer dans des études. Comment vous êtes-vous dirigé vers la peinture ?

« A l’école à Brtnice, j’ai eu la chance de rencontrer un homme exceptionnel. Le professeur de dessin et de peinture, Alois Toufar. Il a dû remarquer que je restais plus longtemps sur mes dessins... En 1948-49, j’ai décidé d’étudier à l’Ecole des Arts décoratifs à Brno. Après, je me suis inscrit à l’Académie des Beaux-Arts à Prague et j’ai passé cinq ans dans l’atelier de Miloslav Holý. »

Tout cela c’était déjà après le Coup de Prague, le putsch communiste en 1948. Comment enseignait-on l’art à l’école ? Est-ce qu’on vous enseignait le réalisme socialiste ?

« C’était très pénible. Pratiquement tous les jours ça commençait par une réunion où on traitait de problèmes politiques. »

C’est dans ces années-là que vous avez rencontré votre future épouse et que vous avez envisagé d’émigrer ?

« C’était pendant ma cinquième année à l’Académie des Beaux-Arts. J’avais déniché une invitation pour un séjour à l’Académie des Beaux-Arts à Pérouse en Italie. C’était une idée folle : partir en Italie, passer quelques mois à peindre, voir de près tous les grands, Michelangelo, Giotto... Quand on a demandé l’autorisation au ministère de la Culture, on nous a dit : c’est une bonne idée, mais pas cette année, l’an prochain ou dans deux ans, pour une question d’argent. Mon père a vécu en Italie, et une idée a vu le jour, car il avait gardé contact avec un ami à Milan. Il lui a demandé s’il ne pourrait pas me payer le séjour là-bas. Ce séjour en Italie m’a profondément marqué. Pendant mon séjour à Pérouse, j’ai rencontré Jacqueline qui y faisait des études d’italien et d’art. On avait envisagé que l’année suivante, elle essayerait de m’obtenir une invitation pour venir à Paris. C’était un peu naïf, parce que en arrivant à Mikulov, au retour en Tchécoslovaquie, la police m’a confisqué le passeport en me disant que c’était ma première et dernière sortie du pays. Curieusement, ils savaient absolument tout sur moi pendant les quatre mois... »

Vous avez été suivi ?

« J’ai été suivi par un étudiant également à l’université à Pérouse. Ils savaient qu’on était allés voir un film américain, car ils m’en ont donné le titre. Ils savaient que je m’étais acheté trois jeans, que j’avais dansé le rock... J’ai annoncé la nouvelle à Jacqueline. Elle est venue deux fois à Prague. On avait d’abord envisagé de vivre ensemble en Tchécoslovaquie car je n’avais plus le droit de sortir. Mais la police a bien rigolé et ils lui ont dit : ‘vous êtes naïve... quelqu’un qui vient d’un pays capitaliste, d’origine bourgeoise...’ En plus elle est née en Algérie, donc issue d’un pays ‘colonisateur’. Et on a même souligné qu’elle était juive... J’ai appris qu’à l’Académie des Beaux-Arts se préparait un voyage en RDA. Je me suis inscrit. Ce qui m’intéressait surtout, c’était un arrêt à Berlin. »

Car à l’époque le mur de Berlin n’était pas encore construit...

« Oui. Au bout d’un moment, j’ai réussi à me détacher du groupe et à me cacher. A l’époque beaucoup de Berlinois du secteur soviétique avaient la possibilité de travailler chez les Américains, les Anglais ou les Français. »

Vous êtes passé de l’autre côté sans encombres ?

« Les deux premiers contrôles se sont passés sans problème. Au troisième contrôle mes nerfs ont lâché... Je me suis mis à courir. Ce jour-là, je crois que j’ai couru... »

... comme Zátopek ?

« Beaucoup plus vite même ! »

Et plus tard vous avez rejoint votre future femme, Jacqueline...

« J’ai retrouvé Jacqueline à Nice. Je pensais alors qu’il était obligatoire pour un peintre d’aller à Paris. »

Pour faire votre trou ? C’est ce que j’allais vous dire. En général, on imagine les artistes à Paris, Montmartre... Mais vous avez décidé de vous installer à Nice, en province. C’est plutôt inhabituel...

« J’ai fait deux-trois essais. Mais j’ai reçu à Nice un accueil exceptionnel, aussi bien par la famille de Jacqueline qu’à la police où je refaisais faire mes papiers. »

On ne vous a jamais pris pour un espion ?

« Si, aussi. Mais il m’est arrivé une chose incroyable. Quand j’ai déposé ma demande, le gars qui l’a reçue m’a dit : ‘Mertl ? Est-ce que Miloš Mertl est quelqu’un de la famille ?’ Or Miloš Mertl, c’est mon père. »

Donc le policier connaissait votre père ?

« Il le connaissait, il était dans l’armée avec mon père. Vous imaginez ? C’est incroyable ! »

En France, vous avez pu vous consacrer à la peinture... Comment avez-vous peu à peu trouvé votre langage pictural ?

« C’était très difficile. Car dans les années 1950-1960, en France, c’était surtout la peinture abstraite qui dominait. En arrivant avec mes bagages et mon intérêt pour l’Homme, la peinture figurative, on m’a dit : ‘vous savez, aujourd’hui, on ne fait plus de la peinture comme cela...’ Heureusement j’avais, à 10-12 km de chez moi, Pablo Picasso, qui faisait sa peinture. Sa présence m’encourageait énormément. J’ai découvert son travail, je l’ai rencontré quelques fois. C’était des moments tellement forts. J’ai continué ma peinture et à développer mon intérêt pour l’Homme, pour essayer de le comprendre, d’en savoir un peu plus sur moi. Je n’y suis pas encore arrivé. Il y a encore du boulot ! »

A part Picasso dont vous dites que sa présence vous a aidé, est-ce que vous avez des maîtres ?

« Bien sûr Michelangelo, Giotto, Mantegna. Et après, ça va peut-être vous étonner car il n’y a pas beaucoup de rapport avec mon travail, mais j’aime beaucoup Tapiès que j’ai rencontré. Il y a eu Picasso. Par la suite, Francis Bacon qui est arrivé avec sa peinture et a prouvé aux gens qu’on pouvait encore peindre le visage d’un homme, son corps et son environnement, ce qui était pratiquement mon problème. »

Dans votre travail vous vous interrogez sur l’Homme et sur sa confrontation avec la technique, la technologie. Est-ce que cette réflexion sur cette confrontation vous vient de votre histoire, du fait que vous avez vécu sous le communisme ?

« Tout à fait. Cela représente à peu près la moitié de mon travail. C’est vrai que ça m’a toujours fait penser à des pressions que j’ai subies, aussi bien pendant la guerre que par la suite. Il y a eu après un changement assez radical, dans les années 1980, quand des amis m’ont amené en Afrique. Mes premiers séjours, aussi bien au Mali, au Sénégal, au Burkina Faso qu’au Kenya, m’ont complètement bouleversé. Voir l’homme dans sa version originelle, dans sa nudité, si on peut dire, voir la simplicité des rapports, mais aussi leur force, m’a fait revenir vers le dessin. Alors que je connaissais très bien l’anatomie que j’ai étudiée à fond aux Beaux-Arts, j’ai recommencé à dessiner l’homme dans ses détails : aussi bien le poignet, que le genou, que son corps. Je ne veux pas idéaliser la vie des Africains mais dans pas mal de régions j’ai retrouvé la simplicité d’une vie entre le ciel et la terre. »

Une dernière question, plus une question de principe, car je me doute un peu de votre réponse après tout ce que vous m’avez dit. Vous ne regrettez rien ? Vous êtes parti et avez dû laisser votre famille derrière vous. Vous n’avez jamais regretté votre choix ?

« Non, pas une seconde depuis 51 ans. La France est un pays exceptionnel. Le pays idéal n’existe pas, mais dans l’ensemble c’est un pays exceptionnel. »

La galerie Špilberk à Brno accueillait jusqu’au 8 novembre une exposition des œuvres de Franta.