« Un film s’écoute autant qu’il se regarde »

Dans la rubrique culture de cette semaine, retour sur le film L’autre, de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic qui était présenté dans le cadre du 44e festival de cinéma de Karlovy Vary qui s’est achevé samedi soir. Ce film est tiré d’un roman d’Annie Ernaux, L’occupation. L’histoire d’une femme, Anne-Marie, qui va se laisser gagner par la jalousie comme par un virus. Rencontre avec la comédienne française Dominique Blanc et les deux réalisateurs Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic.

Dominique Blanc, c’est la première fois que vous vous rendez à Karlovy Vary ?

« C’est la première fois à ce festival, la première à Prague et en Tchéquie. »

Patrick Mario Bernard, Pierre Trividic ?

PT : « Pareil nous découvrons. Avec le même ravissement que Dominique. »

PMB : « J’ai désespérément essayé d’acheter un nain de jardin aujourd’hui, mais je ne suis tombé que sur des exmplaires chinois. Je suis un peu déçu. Mais le reste est bien ! »

Dominique Blanc, pourriez-vous tout d’abord nous présenter ce personnage d’Anne-Marie, cette femme jalouse ?

« Anne-Marie est assistante sociale de son état. Elle se sépare de son ami qui de son côté tombe amoureux. Anne-Marie va devenir folle de jalousie. Et folle tout court. Enfin, on ne sait pas, mais en tout cas, une aventure mentale démarre. »

Ce livre est tiré d’un livre d’Annie Ernaux, L’occupation. Aviez-vous lu le livre auparavant ou pour le scénario ?

« Non, j’avais lu ce livre, je connaissais les livres d’Annie Ernaux, j’ai relu ce livre à ce moment. Puis, j’ai rencontré Annie Ernaux parce que ça me paraissait essentiel.

A partir du moment où on travaille avec l’oeuvre de quelqu’un il faut s’en approcher le plus possible. »

Patrick Mario Bernard, Pierre Trividic, vous, les réalisateurs, comment avez-vous décidé d’adapter ce livre et qu’est-ce qui vous a séduit ?

PT : « Il y a plusieurs choses. Il y a une toile de fond qui existait avant : un très grand désir de travailler avec Dominique Blanc. Nous étions à l’affût d’un beau personnage à écrire pour elle et nous l’avons rencontré dans le livre d’Annie Ernaux. Pourquoi ce livre ? Parce qu’il a toutes les qualités de l’écriture d’Annie Ernaux, à savoir une observation extrêmement précise, très droite, sans aucune minauderie, sans facilité sentimentale, sans rien de ce petit commerce sentimental à 37 degrés qu’on trouve si souvent dans la littérature qui a trait aux affaires du coeur. Il restait tout à faire. Nous avons proposé à Dominique de le lire pour savoir si ça l’intéressait de se lancer dans cette affaire. Parce qu’elle a dit oui et parce qu’Annie Ernaux nous a cédé les droits du livre, nous nous sommes mis au travail. »

Dominique Blanc, le roman vous a-t-il tout de suite séduite ?

« C’est le projet qui m’a séduite. J’avais vu le premier film de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic, Dancing, et c’est à la lumière de ce film que le projet de L’occupation est devenu excitant. »

Patrick Mario Bernard, pourquoi avoir changé le titre, pourquoi avoir appelé le film L’autre ?

« Ca paraît évident. Si on entend L’occupation, on pense immédiatement à des casques allemands et à 39-45. La question de l’occupation même si elle est parfaitement explicite dans le roman, l’est moins dans un film. Il fallait trouver quelque chose qui nous rappelle l’idée de possession, d’être possédé par quelqu’un. On a étudié des tas de titres qui nous paraissaient pas convenir. Tout le monde est tombé d’accord là-dessus, la production... Nous un peu moins, mais ça s’est appelé L’autre, un titre qui nous plaît qu’à moitié, mais qui convient. »

Vous parlez de possession. C’est vrai qu’il y a un aspect fantastique dans ce film. Il y a cette scène frappante où Anne-Marie se change devant un miroir. Il y a un léger décalage entre le reflet et son geste à elle. C’était important pour vous cette dimension fantastique ?

PMB : « Oui, cette violence qui traverse Anne-Marie, cette possession, cette jalousie qui envenime sa relation au monde, finit par avoir des répercussions autour d’elle. Plutôt que de ne pas montrer et de décider de faire un portrait mental de cette folie, on a préféré faire un portrait spectaculaire, donner quelque chose à voir au spectacteur plutôt que l’inverse. C’est aussi parce qu’on a un goût pour le fantastique qu’on a décidé de faire basculer Anne-Marie dans un monde teinté de fantastique. »

C’est un fantastique un peu en surface car tout se passe dans un monde tout à fait normal. C’est la banlieue. Ou disons, la ville qui est presque un personnage à part entière...

PMB : « Pour exister le fantastique doit passer par une description méthodique et précise du monde. Il ne s’agit pas de faire de ce film une fantaisie qui nous fasse perdre de vue notre sujet. Il s’agit donc de définir le monde tel qu’il est. Ce monde des banlieues, contemporain, glacial, mais pas sans une certaine beauté car ce sont des espaces abandonnés, des franges... »

Le Far-West...

PMB : « Exactement. Ce sont des spectacles visuels les banlieues, surtout quand elles sont filmées de nuit. Nous avons décidé de situer ça en banlieue, pas seulement pour des raisons esthétiques mais parce qu’Annie Ernaux vit en banlieue, qu’elle prend le RER, qu’elle se déplace beaucoup à pied, et peu en voiture. »

PT : « Il y avait un point de réalisme sociologique en effet, car l’histoire se raconte dans un monde où les personnages n’ont pas les moyens matériels de se consacrer 24h sur 24 à leurs petits problèmes psychologiques. Anne-Marie est comme nous tous : nous avons des problèmes à la maison, des problèmes sentimentaux, mais le lendemain il faut bien aller au bureau. »

PMB : « Oui, qu’on voit une soucoupe volante dans son jardin ou pas, il faut bien aller au bureau le lendemain. »

L'autre'
PT : « L’utilisation de la banlieue était donc une façon de prendre des distances d’un certain cinéma haussmanien qui prend pour décor les beaux appartements de la rive gauche et nous raconte des histoires où on a l’impression que les gens n’ont jamais l’impression d’avoir besoin de gagner leur vie. »

La jalousie, c’est un sentiment que vous avez éprouvé et dont vous vous êtes inspirée pour interpréter Anne-Marie ? Avez-vous interrogé des amis ?

« Les amis sont très peu bavards quand on parle de jalousie ! (rires) »

Pourquoi ?

« D’une manière générale, parlez de jalousie autour de vous, vous verrez il n’y a plus de jaloux du tout. Il n’y a plus que moi ! Moi je suis allée chercher plutôt du côté de la psychiatrie et je suis allée interroger des médecins par rapport à cela parce que je trouvais que c’était plus intéressant. Je pense que c’est une des premières pulsions que connaît le nouveau-né. Je ne sais pas qui n’a pas connu la violence de ce sentiment et surtout quand il s’empare de vous, c’est un véritable tsunami, un raz-de-marée et on est d’un coup ‘marabouté’ pour employer l’expression d’Annie Ernaux quand on s’est rencontrées. Marabouté, c’est-à-dire envahi et occupé de partout. »

'All about Eve'
Quand je vous ai vue dans ce film, j’ai pensé à All about Eve, Tout sur Eve, également un film sur la jalousie, même si différemment. C’est un film avec Bette Davis et il se trouve que vous ressemblez à cette grande actrice. C’est un film que vous aviez vu ?

« Oui, je l’ai vu beaucoup de fois, c’est un film culte que j’aime beaucoup. La ressemblance avec Bette Davis me comble de joie. Je me souhaite les mêmes rôles ! Jusqu’au bout... (rires) »

Pour terminer, on est à la radio, la radio travaille avec le son. Vous avez une bande son avec de la musique, des sons de la ville, c’est quelque chose sur quoi vous avez beaucoup travaillé…

PMB : « C’est quelque chose que nous anticipons très tôt. Le chantier a presque démarré avec la récolte de sons seuls, de voitures, sur et sous des ponts tout en cherchant une sonorité qui pourrait nous rapprocher de la sonorité que nous cherchions pour le film, c’est-à-dire une sonorité urbaine qui contient des mélodies, des mélopées mystérieuses. Toute la partie sonore s’est articulée très en amont du chantier, parallèlement à une recherche iconographique et à l’écriture du scénario. Toutes ces strates se retrouvaient les unes par rapport aux autres pour former peu à peu l’image sonore et visuelle vers laquelle nous nous dirigions. »

PT : « Toutes ces choses se font dans la conviction qu’un film s’écoute autant qu’il se regarde. »

L'autre'
Le son a donc autant d’importance que le reste comme le scénario, les images, les costumes etc…

PT : « Oui le problème avec le cinéma c’est qu’il faut s’occuper exclusivement du son, puis exclusivement de l’image, puis des décors, et que tout doit être à 100%. »

PMB : « Il y a toutes ces étapes auxquelles nous sommes extrêmement vigilants. Même quand nous sommes en mixage alors que l’image est arrêtée, on ne peut plus y toucher, la poursuite du sens continue avec le son. Jusqu’au dernier souffle d’Anne-Marie dans le film. »