Karel Prokop : A la frontière (II)

Théodore Monod et Karel Prokop
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Suite de l’entretien avec le documentariste français d’origine tchèque Karel Prokop. Dans la première partie de cet entretien, Karel Prokop était revenu sur ses liens étroits avec la France, sur ses activités de soutien aux Tchèques en exil, et sur les ennuis avec la police communiste en Tchécoslovaquie. C’est à la suite d’une emprisonnement que Karel Prokop a décidé à la fin des années 1960 de prendre ses cliques et ses claques et de partir définitivement pour la France. C’est là qu’il a fait carrière et s’est finalement imposé comme un réalisateur de documentaires sur la République tchèque, mais aussi sur les chasseurs de trésors, les aventuriers de tout poil, sur les zones de conflit dans le monde.

Revenons un peu sur vos documentaires, sur ce que vous avez commencé à faire après la chute du rideau de fer. Vous avez dit avoir voulu oublier votre pays. Mais vous avez commencé, dès 1988 d’ailleurs, à vous réinterroger sur la Tchécoslovaquie, sur son histoire. C’était un besoin ?

« Absolument pas. Figurez-vous que j’y ai même été un peu obligé... Je venais à l’époque de faire un film qui avait eu un certain succès, c’était le premier portrait de Théodore Monod. »

Que vous avez d’ailleurs révélé au public...

« Il était totalement inconnu à l’époque en effet et c’était un hasard de la vie. Il se trouve que la femme que j’ai épousée, Anne Monod, était la cousine de Théodore Monod. J’ai donc découvert un personnage complètement incroyable comme on le connaît maintenant. Je pensais qu’il y avait déjà eu plein de films sur lui. J’étais sidéré d’apprendre que personne n’avait jamais tourné un bout de pellicule sur lui. A l’époque Théodore Monod avait le projet de partir dans le désert à la recherche de la fameuse météorite de Chinguetti qui l’obsédait depuis une trentaine d’années, qu’il avait cherchée dans ses jeunes années, qu’il voulait absolument retrouver, comme il disait, ‘avant de quitter ce monde’. Cette personnalité, plus l’histoire fabuleuse de la météorite disparue, entourée de légendes, plus ce vieux bonhomme qui doit partir tout seul avec cinq chameaux et trois bédouins dans le désert à l’époque où on ne se déplaçait plus dans le désert qu’en 4x4, ça m’a impressionné et je me suis dit qu’il fallait faire un film là-dessus. Petite anecdote qui paraît incroyable maintenant : je me suis fait jeter de toutes les chaînes de télévision. »

Ce qui est incroyable, car aujourd’hui Théodore Monod est très connu...

« Heureusement il y avait quelques personnes sensées et parmi elles, je cite Pierre-André Boutang qui était un producteur-réalisateur. Il dirigeait alors une magnifique série appelée Océaniques qui passait sur FR3. Il a saisi l’intérêt de cette opération, qui d’ailleurs était présentée à l’époque – et en toute bonne foi – comme la dernière expédition de Théodore Monod. Lui-même m’avait dit que c’était la dernière fois qu’il partirait dans le Sahara. Dieu sait qu’après ça lui a ouvert plein de possibilités, tout le monde a voulu faire des films sur lui et il a encore fait des expéditions pendant une dizaine d’années. Pierre-André Boutang a apprécié le résultat. C’était en 1987. Peu de temps après il m’a appelé et m’a dit : ‘FR3 veut faire quelque chose d’important sur l’histoire tchèque, ça va être les anniversaires de 1948, 1968. On est en 1988... J’ai pensé que tu serais bien placé.’ J’ai dit qu’il n’en était pas question, que ça ne m’intéressait plus. Il a insisté et finalement je n’ai pas pu refuser. La question que je me posais c’était comment faire pour ne pas faire simplement un film d’histoire comme on en voit tellement, où on colle dans un ordre plus ou moins chronologique des bouts d’actualité et un commentaire dessus. »

'Les mémoires d’un chien-frontière'
Ce qui est très intéressant dans vos films qui concernent la Tchécoslovaquie c’est que vous avez choisi un angle très humoristique. Je pense par exemple au film 1948-1968-1988 qui est vu par les yeux d’un petit garçon. Ou La dernière frontière où vous évoquez des situations cocasses au moment de la séparation de la Tchécoslovaquie, et où la frontière passe par des toilettes ! Ou encore Les mémoires d’un chien-frontière qui est un angle tout à fait original pour parler d’un sujet important, sérieux, le régime totalitaire...

« Je ne voudrais pas être prétentieux, mais j’espère avoir un certain sens de l’humour... Je cherche à aborder des sujets graves par le côté cocasse ou drôle des choses. Je pense aussi que c’est une façon d’attirer davantage le public vers des sujets austères ou dramatiques comme le rideau de fer, la séparation de la Tchécoslovaquie. En y mettant un peu d’humour, ça peut permettre de regarder ces choses de façon plus distrayante et ça ne nuit pas au côté pédagogique. Ca a toujours été mon idée, je ne sais pas si c’est parce que j’avais voulu être réalisateur de films de fiction, j’ai fait la FAMU et je ne me destinais pas aux documentaires. J’ai toujours voulu raconter des histoires. »

'Sous les pyramides de Nubie'
Vous avez également sillonné le monde. A part ces films sur la Tchécoslovaquie, vous êtes allé au Soudan, en Asie centrale. Une chose est intéressante et a l’air d’être le fil conducteur de vos documentaires : vous vous intéressez à la notion de frontière. Je pense à La dernière frontière, évidemment, mais aussi aux frontières temporelles, les tournants historiques. La région où vous tournez au Soudan est une région frontalière. De même en Asie centrale, c’est entre le Kirghistan, l’Ouzbékistan. La notion de frontière, c’est quelque chose qui vous est proche...

« La problématique du rideau de fer m’a marqué profondément, a marqué ma vie. Mais sinon je dirais que les frontières sont peut-être une concrétisation de certains problèmes géopolitiques. Les frontières bougent souvent. En Asie centrale, il y a un problème de frontières qui ont été faites, dans certaines Républiques, dans un but ouvert de lier complètement ces républiques au pouvoir soviétique. Ces frontières ont été traçées de façon absurde, volontairement, pour que les Républiques ne puissent pas se libérer les unes des autres. Il y a des rivières et des cours d’eau qui sont enclavés et qui font que le pouvoir soviétique gardait le contrôle de la région et il était impossible qu’une des Républiques se détache car il y avait des enclaves un peu autour. Il y a des frontières qui ne sont pas tracées quelquefois. Mais au Soudan, je me suis intéressé aussi à l’histoire, à la guerre dans le sud du Soudan. C’est des frontières qui se créent, qui délimitent les tensions, qui témoignent de la complexité des conflits entre les ethnies, les religions, la répartition des richesses. En Afrique, il y a le problème bien connu des frontières tracées par les différents colonisateurs. »

Vous avez dit avoir fait votre premier film sur la Tchécoslovaquie un peu à reculons. Finalement, vous ne regrettez pas de l’avoir fait ?

« Non. Je suis très content, si je ne l’étais pas je les aurais reniés. Cela m’a permis de retrouver un peu mes liens avec ma patrie d’origine. Et puis ça a apporté à chaque fois un éclairage intéressant au public français, parfois allemand quand c’était fait pour Arte. Et je ne renie absolument pas mes racines culturelles, humaines qui sont ici. Mais c’est vrai que j’ai – si j’ose dire – un peu répudié l’Etat socialiste de ce pays, donc j’ai tourné la page et je ne me sens plus tellement concerné par ce qui se passe ici maintenant, d’autant plus que je n’y comprends absolument rien. Je vous avoue que je ne connais plus les noms des novueaux hommes politiques, je ne comprends rien à la politique tchèque, sans parler des aspects de la vie ici, qui m’agaceraient si je devais vivre ici. »

Quels sont vos projets de tournage à l’heure actuelle ?

« C’est sans doute dommage, mais je n’ai pas pour l’instant de projet de tournage dans des pays lointains, en cours. Mais j’ai beaucoup d’envies, quelques idées. Il y a des endroits où je suis déjà allé, où j’ai fait des films il y a un certain nombre d’années et que j’aimerais revoir. Il y a par exemple une vallée complètement perdue dans le Pamir à la frontière entre l’Afghanistan, le Pakistan, la Chine et le Tadjikistan, la vallée de Wakan. C’est une région absolument incroyable, coupée du monde, où en 2000, quand j’y suis allé, j’ai découvert des tribus nomades qui vivaient comme il y a des siècles. C’est un endroit où j’aimerais beaucoup retourner pour voir ce que ces gens sont devenus avec tous les changements qui sont intervenus, avec la guerre, avec Al-Qaida qui doit être pas loin. J’ai pu aller aussi sur un atoll complètement perdu, quelques récifs qu’on ne voit qu’à marée basse, en plein canal du Mozambique entre Madagascar et la côte de l’Afrique. Je suis parti avec une expédition d’archéologues, de chercheurs de trésors, et finalement l’expédition a mal tourné, a dû être écourtée. Nous n’y sommes restés que deux ou trois jours au lieu des deux mois prévus. C’est un endroit que j’aimerais revoir, où j’aimerais pouvoir plonger et y chercher encore des trésors, des épaves parce qu’il y en a, je le sais. J’ai proposé à plusieurs reprises à Arte de retourner en Somalie où j’ai déjà fait un film sur des chercheurs de trésor et avec tout ce qui s’y passe aujourd’hui : la piraterie, les prises d’otage. Je me demande pourquoi je suis attiré par des pays où la vie n’est pas simple, où les conditions de vie, d’accès pour les étrangers sont quelquefois périlleuses. Je ne sais pas trop, je me l’explique pas mais je ne cherche pas trop à comprendre. Mais c’est vrai que je suis attiré par ces zones rouges de la carte du monde. »