Dans la gueule du tigre (d'or)

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U Zlatého tygra (Au Tigre d’or) est une brasserie mythique de Prague, un haut lieu de la culture populaire tchèque liée à une consommation sans modération ou presque de la bière, mais aussi du culte voué à Bohumil Hrabal, un des plus grands écrivains tchèques du XXe siècle. Une brasserie qui, malgré l’omniprésence du tourisme, a su garder son âme. Plongée dans l’ambiance…

Au Tigre d’or,  photo: www.czechtourism.cz
« Il y a beaucoup de gens déjà d’un certain âge, mais surtout il y a ici des gens de toutes sortes : des acteurs, des artistes, des politiques, des footballeurs ou des hockeyeurs, des intellectuels et des ouvriers. Et tout le monde parle de la même chose : de foot, des femmes ou de politique, les sujets qui reviennent tout le temps autour d’une bière. Mais surtout, ce qu’il y a de plus précieux ici, c’est que personne ne se dispute jamais. »

Pan Pepik, « Monsieur Joseph », comme tout le monde surnomme cet ancien joueur de foot professionnel du Sparta, 73 ans et plus de 40 ans de présence dans les lieux, vous souhaite la bienvenue U Zlatého Tygra, au Tigre d’or, dans l’une des brasseries les plus populaires de Prague. Une brasserie où se brassent les légendes et ces histoires qui s’embellissent avec le temps. Comme celle relative à Edouard Perriot. En 1932, le Premier ministre français de l’époque, invité par ses hôtes tchécoslovaques à passer une soirée au Tigre, se serait exclamé à la vue du mélange des couches sociales autour des tables : « Messieurs, nous nous sommes trompés, la démocratie n’est pas en France, la démocratie, c’est ici ! ».

Aujourd’hui encore, le Tigre d’or est resté une brasserie à part dans la capitale tchèque. Une des rares, malgré son emplacement en plein cœur historique de la ville, à ne pas avoir sacrifié âme et tradition sur l’autel du tourisme. Si les étrangers n’y sont pas les malvenus et y recevront leur bière de Pilsen comme tout le monde avant même de l’avoir commandée, les habitués locaux y sont si nombreux qu’il est souvent bien difficile de trouver une place de libre parmi eux. Martina, Pragoise de naissance, connaît bien l’endroit. Et pour cause : c’est ici qu’elle a rencontré Scott, son mari américain. Martina voit une raison simple à la conservation de l’authenticité de la brasserie :

« Déjà, les gens ne lèvent pas la tête. Ils ne voient donc pas le tigre sur la façade. Et même s’ils trouvent et entrent, ils ne sont pas habitués à s’asseoir et à se serrer autour d’une même table avec des gens qu’ils ne connaissent pas. Pourtant, le Tigre, c’est ça : de longs bancs et des gens les uns à côté des autres qui discutent. Et c’est ce qui en fait tout le charme. »

Un charme que son mari Scott a, lui aussi, appris à connaître lorsqu’il faisait ses études à Prague, il y a plus de dix ans de cela. Mais si Scott est désormais un Pragois d’adoption, il a d’abord fallu du temps à l’Américain qu’il était alors pour se faire adopter par les serveurs du Tigre et ses clients. Malgré tout, il en garde un bon souvenir :

« Quand je suis venu les premières fois, je ressemblais et j’avais tout d’un Américain. A l’époque, il n’y avait que des Tchèques et j’ai attendu une semaine avant qu’on me serve ma première bière ! Mais je comprenais la situation, alors comme j’étais étudiant et que j’avais pas mal de temps libre, je revenais régulièrement et j’ai attendu, attendu, jusqu’à ce qu’on me serve enfin une bière. A partir de ce moment-là, tout est allé mieux. Je suis resté deux ans à Prague pour mes études et avant que je ne reparte, j’étais devenu membre du mouvement de la brasserie pour une meilleure météo. Et pour moi, à qui on ne voulait pas servir de bière au début, être membre de ce mouvement était un grand honneur. J’étais content de connaître non seulement la vraie Prague mais aussi les Tchèques. »

Ouvert au début du XIXe siècle, le Tigre d’or est longtemps resté d’abord une affaire d’hommes. On raconte que jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, le propriétaire, un certain Frantisek Skorepa, ne cachait pas qu’il préférait que les femmes n’entrent pas dans son établissement. Selon lui, la présence des femmes empêchait les hommes de discuter entre eux, ce qui, évidemment, n’était pas bon pour ses affaires. M. Skorepa suggérait donc à ces dames d’aller faire un tour au cinéma le plus proche et leur donnait même, paraît-il, de quoi s’offrir un billet. Depuis, les choses ont bien changé, et si les hommes restent en surnombre, il n’est toutefois pas rare de voir des femmes partager leur table. Quoique… Même si une présence féminine ne le dérange pas le moins du monde, Pan Pepik préfère quand même laisser madame à ses occupations et à la maison pour mieux parler football avec ses camarades de longue date :

« Je viens ici environ une fois par semaine, parfois deux, ça dépend des camarades, de ceux qui se manifestent. Mais on célèbre aussi les anniversaires, les fêtes et bien sûr aussi les victoires de foot. C’est une ambiance de camaraderie. Avec ma femme, c’est plus compliqué… (Il rigole franchement). Mais non, non, je ne la prends pas avec moi. Ce n’est pas que je ne veuille pas mais disons que ma femme a d’autres centres d’intérêt. Elle a son jardin et elle y est tous les jours. Et c’est ce qui permet d’aller en vadrouille (Il se marre de plus belle). »

Bohumil Hrabal,  Vaclav Havel,  Bill Clinton,  photo: www.uzlatehotygra.cz
Mais le Tigre d’or, c’est aussi un personnage, Bohumil Hrabal, un des plus grands écrivains tchèques du XXe siècle, en la mémoire duquel le buste a été installé juste en face du comptoir. Dans un coin du Tigre, l’auteur de « Moi qui ai servi le roi d’Angleterre » ou d’« Une trop bruyante solitude », chefs-d’œuvre de la littérature tchèque traduits en français, sacrifiait au rituel des palabres et de la bière. Pan Pepik s’en souvient :

« Oui, je le connaissais bien. J’étais un habitué de sa table, « le parloir » comme on l’appelait. Mais vous savez, parfois il était de mauvaise humeur et il savait même être très désagréable. Il fallait le connaître, mais ça restait supportable. Disons qu’il était comme tout le monde, avec ses qualités et ses défauts. C’est pas facile de décrire un tel personnage. Mais c’était quelqu’un qui aimait la vie et aimait s’amuser. »

En 1994, accompagné du président Václav Havel, lui aussi ancien grand amateur de bière et de palabres, c’est un certain Bill Clinton qui eut l’honneur de partager la table de Bohumil Hrabal. Au Tigre, le président américain y but ses trois bières, avala une escalope panée et la petite histoire veut que le lendemain matin, le président américain ait sauté son jogging habituel. Et ça, ce n’est pas une légende.