Köcher, espion tchécoslovaque à la CIA, échangé par les Soviétiques contre Sharansky
Première partie aujourd’hui de l’entretien avec un ancien agent très spécial des services secrets tchécoslovaques. Karel Köcher, c’est son nom, est parti en 1965 aux Etats-Unis, exilé avec son épouse Hana en tant que réfugiés politiques. Son objectif : infiltrer la CIA. Son plan : s’inscrire en doctorat à l’Université Columbia et devenir le meilleur élève. Pari réussi, il devient l’un des protégés de Zbigniew Brzezinski et intègre les cercles liés aux agences américaines de renseignement. Il rentre à la CIA et devient l’un des plus importants informateurs de Prague, et donc de Moscou.
Il va transmettre pendant plusieurs années des informations capitales sur les « covert operations » (opérations spéciales) en cours et sur les forces en présence sur les territoires américain et européen. Karel Köcher va finir par être arrêté, mais ça c’est une autre histoire. Nous sommes allés rendre visite à Karel Köcher, qui vit aujourd’hui dans une maison à la sortie de Prague.
Pourquoi avoir intégré les services secrets tchécoslovaques ? Par conviction idéologique ? Pour l'argent ? Parce que vous vouliez quitter la Tchécoloslovaquie ?
« Pour l’argent absolument pas. Les services tchécoslovaques se comportaient généreusement avec les agents étrangers mais on ne pouvait pas en dire autant de leurs propres agents, surtout avec les ‘illégaux’, les agents non protégés par l’immunité diplomatique. C’était même le contraire. Cela s’expliquait par le fait que l’argent dont l’origine n’était pas absolument transparente pouvait provoquer des soupçons, voire des conséquences catastrophiques pour l’agent illégal. Conformément à ce système, j’ai été envoyé en mission aux Etats-Unis, littéralement sans un seul dollar. A Prague ils m’ont dit : ‘A toi de te débrouiller une fois que tu seras clandestin’. »
« Pour ce qui est de mes motifs, oui, je voulais m’en aller, pas seulement quitter la Tchécoslovaquie, mais m’en aller tout simplement. Le vaste monde m’attirait et le rideau de fer était... de fer. »
Vous aviez une trentaine d’années à l’époque
« Oui. Au début des années 1960, certains staliniens qui occupaient les positions importantes au sein de la police secrète me persécutaient, me prenaient pour un révolté dangereux, pour un terroriste même. C’était tellement brutal que je me suis dit que j’allais finir par être arrêté. Nous avons essayé de quitter le pays mais ça n’a pas marché. C’est comme ça que j’ai eu l’idée d’essayer de susciter l’intérêt des services secrets extérieurs, avec le plan d’être envoyé à l’Ouest et de demander l’asile une fois sorti du pays. Mais, comme souvent dans la vie, tout s’est développé autrement. Je suis réellement parvenu à attirer l’attention des services, mais, à ma grande surprise, je me suis aperçu qu’un nombre important de personnes appartenant aux services secrets extérieurs partageaient mon esprit de résistance à l’oppression politique. En même temps, j’ai remarqué que plusieurs d’entre eux profitaient de leur adhésion aux services secrets pour influencer le développement politique dans le sens de la démocratisation du système. »
On parle d’une époque considérée aujourd’hui comme le début du Printemps de Prague
« Précisément. Et moi, je n’ai pas su ne pas me ranger de leur côté : moi aussi j’étais pour un socialisme démocratique. Pour répondre à votre question, il y a eu dans tout ça un motif idéologique. Néanmoins, je dirais aujourd’hui plutôt un motif idéaliste. Cet idéalisme, comme l’histoire nous l’apprend, ressemble de plus en plus à la naïveté. Croire que l’on peut changer le cours de l’histoire... alors qu’à mon avis ça marche mécaniquement. »
Trois ans après l’arrivée de Karel Köcher aux Etats-Unis en 1965, les chars soviétiques envahissent son pays natal et la nuit du 20 au 21 août 1968 signifie la fin de la période appelée le Printemps de Prague. Un véritable choc pour le monde libre, et pour lui :
« J’étais bouleversé, c’était affreux pour moi, la fin de tous les espoirs... »
Mais ça n’a pas suffit pour vous faire tout abandonner...
« Ça aurait dû suffir... Mais c’était très très compliqué. Par la suite, j’ai découvert qu’il y avait au sein des services soviétiques des sympathisants avec les réformistes tchèques, et j’ai compris qu’il était nécessaire d’influencer les Soviétiques. J’étais dans une situation où je pouvais le faire. Ma situation s’est avérée paradoxale. Après l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie, tous les fervents de la démocratisation ont été éjectés des services secrets. Je suis le seul qu’ils ont gardé, parce qu’ils avaient besoin de moi. »
On dit de vous que vous êtes le seul agent de l’Est à avoir réussi à infiltrer la CIA ? Est-ce vrai selon vous ?
« Oui, c’est ce que l’on dit. Mais évidemment je ne sais pas si c’est vrai. Le monde de l’espionnage est un monde de secrets, n’est-ce pas ? »
Combien de temps avez-vous travaillé pour la CIA et comment avez-vous transmis vos informations à Prague?
« Formellement j’y ai travaillé pendant quatre ans. Concernant la transmission, elle se déroulait de façons diverses : parfois personnellement - le ‘brush contact’- quand deux personnes se croisent, par exemple sur un escalier de metro, et l’un transmet rapidement à l’autre un objet avec le message. D’autres fois on utilisait des ‘boîtes mortes’, par exemple une cavité dans un arbre... Exactement comme dans un film d’espionnage... Il y avait aussi des rencontres avec des responsables de la centrale pragoise, dans un pays tiers, le plus souvent en Autriche. »
Fin de la première partie de notre entretien avec l’ancien espion tchécoslovaque Karel Köcher. La suite, ce sera notamment avec le président des Hell’s Angels, qui lui a sauvé la vie en prison. Et puis aussi avec Anatoly Sharansky, devenu Nathan Sharansky, le dissident russe contre lequel Karel Köcher a demandé à être échangé sur le célèbre pont entre Potsdam et Berlin...