Kafka, par monts et par vaux
Saviez-vous que Kafka avait une âme de globe-trotter ? Non, alors figurez-vous que peu de personnes le savent. D’ailleurs, l’image de Kafka est tellement associée à celle de l’écrivain maladif courant les sanatoriums qu’il est difficile de se l’imaginer sillonnant l’Europe. Eh bien, non Kafka ne s’enfermait pas uniquement dans l’écriture, en pessimiste buté et reclus du monde. Kafka est bel et bien sorti de sa Prague natale, et plutôt deux fois qu’une. Pas forcément le balluchon à l’épaule, mais il est parti à la découverte de plusieurs pays d’Europe.
C’est sur les traces de ces voyages que part régulièrement le photographe tchèque Jan Jindra. Commencé en 2002, son périple à la recherche des lieux visités par Kafka n’est de loin pas encore fini, mais arrive peu à peu à son terme. Après avoir terminé un projet à cette époque, Jan Jindra s’est dit qu’il aimerait enfin se mettre à photographier Prague. Il lui faut, cependant, trouver un fil conducteur et Kafka lui apparaît comme un thème intéressant. Mais par où le saisir ? Car évidemment, Kafka et Prague, un thème rabâché et remâché ! D’où l’idée de s’attaquer en effet à cet écrivain, mais de le traiter autrement :
« J’ai été surpris de voir que les choses qui ont été faites autour de Kafka, au niveau photographique, n’étaient liées qu’à Prague. Puis j’ai lu de nombreux ouvrages et j’ai découvert qu’il s’était rendu dans de nombreux endroits en Europe. Je me suis dit que ce serait une excellente idée de capter ces lieux. »
Jan Jindra collabore avec une jeune femme, Judita Matyasova qui, enthousiasmée par le projet « Les voyages de Franz K. », s’est plongée à la découverte de cette autre facette de l’écrivain pragois, et accompagne le travail du photographe en rédigeant des textes et en animant un blog.
« Bien sûr, c’est un joli conte de fées qu’on raconte aux gens : pour eux, Kafka égal Prague, ils se l’imaginent comme un sombre personnage, qui ne vivait que pour son écriture, qui n’était pas intéressé par son travail. Nous essayons de transformer ce mythe. Mais qui a envie de le découvrir plus, qui ne lit pas uniquement La métamorphose ou les Lettres au père, mais se penche sur ses carnets de voyage qu’il a écrits en parallèle avec Max Brod, découvrira qu’il a sillonné l’Europe. Il a découvert de nombreux lieux, avec son Bedeker. »
Kafka se retrouve dans un lieu auquel on l’associe volontiers :
« Avec Max Brod, ils sont allés de sanatorium en sanatorium, on peut dire qu’à l’époque, les sanatoriums étaient plutôt un lieu de style de vie saine. Ce n’était pas des hôpitaux. Tout le monde s’imagine que Kafka est né, et qu’il a tout de suite été malade. Non, ce style de vie saine l’intéressait vraiment, c’est pour cela qu’il se rendait dans les sanatoriums aussi. »
Sanatoriums, voyages en Roumanie, en Slovaquie, en Hongrie, mais aussi en Suisse, en Italie qu’il affectionne particulièrement et découvre, armé des récits de Goethe sur le pays, Kafka a aussi posé ses bagages dans la ville lumière. Oui, Franz Kafka s’est même rendu deux fois à Paris, une première fois en 1910, séjour écourté faute d’une maladie qui l’oblige à rentrer à Prague. La seconde fois sera la bonne : en octobre 1911, il y retourne avec son éternel compagnon de voyage, Max Brod, et déniche un petit hôtel qui, certes ne paye pas de mine, mais se trouve en plein cœur de la bouillonnante capitale, rue de Rivoli, à deux pas du Louvre, qu’il visite, à portée de main de tout ce qu’il ne faut pas manquer. Et ce que Kafka ne veut surtout pas manquer, ce sont notamment des lieux qu’aimait ou dont a parlé Flaubert. Il découvre donc Paris, L’éducation sentimentale sous le bras.
Le défi pour Jan Jindra était de savoir s’il arriverait à retrouver cet hôtel où il a séjourné. Abandonné aujourd’hui, il fait partie de tout le bloc des magasins de la Samaritaine, et l’équipe autour du photographe doit remuer ciel et terre pour trouver quelqu’un qui veuille bien les faire pénétrer dans l’enceinte, pour trouver quelqu’un qui pourrait leur permettre de visiter les locaux malgré tout. Après un parcours du combattant où l’adjectif « kafkaïen » ne serait pas usurpé, le photographe et ses comparses réussissent à entrer dans l’ancien hôtel : les pièces sont vides, devenues essentiellement des bureaux, mais l’agencement n’a guère changé depuis les années 1910.
Et les lieux que visite Kafka sont aussi une façon de le découvrir au quotidien, d’avoir un aperçu de ses goûts et ses intérêts. Où l’on découvre ainsi que Kafka aimait beaucoup nager et, à Paris, s’est ainsi rendu au Grands Bains du Pont Royal, ou qu’il aimait les films et en a vu dans un cinéma Pathé aujourd’hui disparu, qu’il s’est encore rendu avec Brod au 7 rue de Hanovre, une adresse qui ne dit rien à personne aujourd’hui, mais qui abritait jadis une maison close…
Lors d’un voyage en Italie, en 1909, il assiste ainsi à un show aérien. Jan Jindra et Judita Matyasova ont d’ailleurs même pu retrouver le film tourné sur ce show aérien, grâce à un ami « kafkologue » allemand. Sans pour autant discerner le visage de Kafka dans la foule des personnes venues y assister. C’eut été trop beau. Et cet intérêt insoupçonné pour la technique ressort des écrits de Kafka qui évoque le métro de Paris. Jan Jindra :
« J’avais évidemment mis mes espoirs dans une photo que j’avais imaginée auparavant. Dans ses journaux, Kafka décrit qu’il est allé jusqu’au terminus du métro Porte Dauphine. Il y a un tournant là-bas, et il décrit comment les rames peuvent enfin tourner après un long trajet en ligne droite. Je me disais qu’on pourrait faire une photo intéressante pour aller avec cette phrase. Je n’ai pas encore trouvé comment. Et j’ai pris une photo d’un autre arrêt de métro qui est aussi intéressante. Sinon, ce qui m’a le plus amusé, c’est un panneau près du bois de Boulogne, qu’il décrit aussi. Je n’ai compris son sens, ironique, qu’en le voyant. Kafka écrit qu’il s’agit d’un arrêté sur ce qu’il est possible et interdit de faire dans le bois, écrit tout petit. Or la grille qui le protège est en fer très épais et du coup, l’arrêté est presque illisible. »
Si à Berlin ou à Vienne, les gens qu’ont rencontré les auteurs du projet avaient souvent connaissance de la présence de Kafka dans ses villes, il n’en va pas de même pour Paris. Mais parfois, Jan Jindra et Judita Matyasova ont eu de bonnes surprises, comme le raconte celle-ci :
« On a fait une rencontre intéressante en Italie. Kafka attendait un bateau qui lui ferait traverser un lac. Il décrit son attente sur la berge, ses pensées, il écrit qu’il observait les roseaux autour du lac. Nous nous sommes dits que l’endroit devait encore exister. J’ai essayé de demander chez un bouquiniste du coin, je me disais qu’ils auraient de vieilles cartes des environs et d’époque. Et là, le propriétaire m’a complètement prise de court. Il m’a dit ‘oui, oui, bien sûr, Kafka est venu ici’, il savait quand, comment y aller ! »
Petr Polivka est le directeur du Centre tchèque à Bruxelles. Le centre organise l’exposition « Les voyages de Franz K. » en collaboration avec la maison de la Littérature, Passa Porta, où elle est présentée depuis le 7 janvier. Je lui ai bien entendu demandé s’il savait que Kafka avait autant voyagé. Ce à quoi il m’a répondu :
« Non ! (rires) C’était surprenant pour moi. Autrefois j’ai lu beaucoup de livres de Kafka. Je n’en savais rien. J’ai découvert qu’il avait beaucoup voyagé, et qu’il avait peut-être vécu une vie assez amusante. »
L’exposition n’est pas le seul événement consacré à Kafka. Le 25 janvier, se déroulera le « marathon Kafka », une journée qui succède au dernier « marathon » consacré à Jorge Luis Borges. Petr Polivka :
« On va commencer à midi, le 25 janvier, jusqu’à minuit. Des personnalités belges, écrivain, journalistes et autres qui vont lire l’œuvre de Kafka. Même moi, je vais lire. Les textes sont variés, ce sont des lettres, des extraits de romans… Ce sera lu dans les différentes langues : moi, je vais lire en tchèque, les autres en français et en flamand. »
Petit cerise sur le gâteau, annonce la maison littéraire bruxelloise, partenaire du Centre tchèque : à Kafka, qui comme Borges, ne reçut jamais le Prix Nobel de littérature, puisque ses œuvres ne furent publiées qu’après sa mort, sera décerné, à titre posthume ce prix prestigieux.
Tous ces événements se déroulent dans le cadre du festival Europalia, intitulé : « Chemins de l’art en Europe ». Petr Polivka :
« Europalia est un festival qui se déroule toute l’année à Bruxelles, d’habitude c’est dédié à un pays de l’Union européenne. Mais cette fois, ça a été organisé pour tous les pays, donc également la République tchèque. Le pays y a participé avec l’Orchestre symphonique de Prague, des sculpteurs qui ont installé leurs œuvres sur la place Sainte-Gudule. Kafka aussi fait partie de ce festival, le plus grand événement culturel de l’année en Belgique. »
A noter que ces voyages de Kafka, et surtout son passage à Paris n’a pas laissé indifférent une personnalité française de la critique littéraire, puisque le chroniqueur Pierre Assouline a publié dans le mensuel français Le Monde 2 et sur son blog un article sur l’exposition bruxelloise. Alors, peut-être les Parisiens verront-ils dans les temps à venir les photos de Jan Jindra... En attendant, le photographe tchèque et la jeune femme qui l’aide dans son projet espèrent surtout préparer un livre qui rassemblerait les meilleures photos de ces expéditions sur les traces du célèbre écrivain.
L'exposition s'achèvera le 12 février.
Plus d'info sur le projet : http://www.franzkafka.info/main.html