A Paris, une librairie tchèque éphémère vouée à prendre racine
Au vu du nombre impressionnant d’articles utilisant ces derniers temps le proverbe latin « faire contre mauvaise fortune bon cœur », on peut dire que la crise sanitaire mondiale a largement testé la capacité de résilience des individus. S’adapter et se réinventer sont sans nul doute les maîtres-mots de cette période de crise, et tout particulièrement pour le monde de la culture où le contact et le partage sont fondamentaux. A Paris, le Centre tchèque n’a pas dérogé à la règle : confinée, son équipe a dû réfléchir à comment sortir la tête hors de l’eau une fois le déconfinement entamé : début juin, une librairie tchèque éphémère a ouvert ses portes dans les locaux de la rue Bonaparte, invitant le public à s’évader par la lecture. Radio Prague Int. a interrogé Delphine Beccaria, chargée du projet et le directeur du Centre tchèque Jiří Hnilica qui est revenu sur la genèse de la librairie tchèque éphémère :
JH : « En mars 2020 aurait dû avoir lieu le Salon du livre. Pour la première fois depuis douze ans, la République tchèque devait avoir un stand de représentation de sa littérature. On sait tous très bien ce qui s’est passé à partir de la mi-mars, tant en France qu’en Europe. Le salon a fini par être annulé. Le Centre tchèque était également confiné. Mais on s’est retrouvé avec un stock incroyable de livres tchèques, notamment grâce à notre collaboration avec Laurence Tutello, de la librairie Le Chat Pitre. Avec Laurence et mes collègues du Centre tchèque, on a réfléchi à ce que nous allions en faire. C’est comme cela qu’a surgi l’idée de la librairie éphémère au Centre tchèque, comme une suite logique du Salon du livre annulé. A partir de mi-mai, on a décidé de mettre ce projet en place. On a ouvert le 4 juin cette librairie éphémère. C’est le fruit de notre collaboration avec le Centre littéraire tchèque qui nous a soutenus, notamment grâce à Martin Krafl et Sara Vybíralová, afin de pouvoir enfin avoir une représentation de la littérature tchèque à Paris. »
Quels ouvrages de la littérature tchèque en français peut-on y trouver ?
DB : « On peut y trouver des auteurs classiques de la littérature tchèque, mais aussi contemporains. L’intérêt de cette librairie tchèque est de rassembler dans un même lieu l’intégralité des traductions françaises de la littérature tchèque et de donner à découvrir l’ensemble des ouvrages disponibles en France. On peut y trouver Hrabal, Kundera, Kafka, Čapek… Mais on peut aussi y découvrir les dernières nouveautés en roman comme Les mots brisés de Martin Daneš ou L’amour au temps du changement climatique de Josef Pánek. Mais on ne s’arrête pas qu’à la littérature. On peut aussi y trouver la bande-dessinée Le dragon ne dort jamais parue récemment chez Casterman, ainsi que des livres pour enfants. »
La littérature tchèque est moins visible mais bien présente dans les rayonnages français. Elle est toutefois parfois reléguée dans une catégorie plus vaste comme « littérature des pays de l'Est ». Comment faire pour la rendre plus visible et pas uniquement liée à quelques grands noms comme Kundera ?
DB : « Je pense que la création de la librairie au Centre tchèque va dans ce sens : donner de la visibilité en éveillant la curiosité des lecteurs, des éditeurs mais aussi des prescripteurs. Nous aimerions travailler à la publication d’une bibliographie commentée du fonds disponible pour les lecteurs mais aussi pour l’ensemble du monde du livre. Depuis l’arrivée de notre directeur Jiří Hnilica, nous travaillons en étroite collaboration avec CzechLit, le Centre littéraire tchèque et nous réfléchissons sur ce sujet. De fait, il nous arrive au Centre tchèque d’adapter les actions pour que la diffusion de la littérature tchèque soit cohérente et pertinente en tchèque. Pour notre directeur, il est important de renforcer les liens avec les éditeurs français et de devenir un lieu d’accueil et d’accompagnement, des éditeurs français et des auteurs tchèques. Cela peut prendre différentes formes : mettre à disposition nos locaux pour un lancement, accompagner les éditeurs pour la communication, être un lieu d’accueil pour des lectures régulières, un lieu de rencontres entre auteurs, traducteurs, éditeurs, public, étudiants de tchèque. C’est un travail de longue haleine qui se fait à petits pas. »
La librairie est éphémère, comme son nom l'indique. Avez-vous l'intention d'en faire à l'avenir une librairie non-éphémère ?
JH : « Quand on a réfléchi à ce projet, on a bien entendu dû en faire quelque chose de temporaire. Il s’agit d’un projet nouveau au Centre tchèque de Paris. Pour cette raison, on s’est dit qu’on allait ‘profiter’ du déconfinement, du fait que nous avions tous ces ouvrages en un même endroit. On voulait vraiment voir à quoi ça ressemble plus de cent titres tchèques traduits en français, donc voir le volume total de ces traductions. C’est pour cela que le caractère éphémère de la librairie nous paraissait logique. Nous avons choisi mi-juillet comme date limite. Ensuite, Paris se vide de ses habitants et prend son rythme estival. Après avoir été soutenu par l’ambassade de la République tchèque à Paris et son ambassadeur Michel Fleischmann, après avoir vu l’écho de l’ouverture dans le réseau des libraires, dans la communauté franco-tchèque à Paris et l’intérêt porté à cette librairie depuis Prague, on a décidé d’ouvrir une librairie, cette fois-ci sans l’adjectif éphémère, à partir de la rentrée 2020. Je suis de plus en plus persuadé que cette librairie tchèque à Paris sera une des grandes lignes de programmation du Centre tchèque, afin de faire rayonner la culture tchèque à Paris. Je suis persuadé qu’en France, une librairie peut être à elle seule une institution culturelle. Non loin de nous, boulevard Saint-Germain, se trouve la librairie polonaise, il y a aussi Shakespeare and Co dans le Quartier latin. Dans ce contexte, je pense qu’on peut créer une sorte de triangle de librairies au cœur de Paris. »
Quels ouvrages recommanderiez-vous à un lecteur français qui veut découvrir la littérature tchèque ?
DB : « C’est une question un peu compliquée. Je crois que la plupart des Français connaissent Kafka, Kundera, donc on va éviter de passer par ces chemins-là. Ce que j’aime conseiller, ce sont souvent des classiques comme Bohumil Hrabal et Les noces dans la maison, pour avoir un point de vue sur les années 1940 jusqu’aux années 1968, un point de vue assez fort avec une écriture travaillée et rentrer dans ce qu’on peut envisager qu’était la vie à Prague. Je conseille très souvent Ota Pavel parce qu’il a un regard de l’enfance très touchant. La prise de conscience qu’il a sur le monde, en grandissant, est une très belle aventure. Il y a de l’humour, de la finesse dans l’histoire de sa famille sur fond d’histoire de l’Europe centrale. Mais c’est aussi une réflexion sur la vie, la mort, la survie, la mémoire, la justice. C’est un texte magnifique. Je conseille aussi très souvent Le brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hašek, dans la nouvelle traduction de Benoît Meunier. C’est vraiment une satire de l’autorité et de la bêtise. Et c’est toujours très contemporain ! Je ne peux pas m’empêcher de recommander aussi Toute une vie de Jan Zábrana aux éditions Allia. Ce sont des extraits du journal de l’auteur. J’ai rarement lu un texte aussi fort, aussi beau, de quelqu’un qui se tient aussi droit dans sa pensée et dans sa vie. Ensuite, un des livres que j’offre le plus, c’est Pas dans le cul aujourd’hui, la lettre de Jana Černá à Egon Bondy, un des textes les plus féministes et les plus étonnants que j’ai pu lire. Ces derniers temps, je conseille beaucoup L’amour au temps du changement climatique de Josef Pánek : c’est un très beau roman qui interroge sur les racines de la xénophobie. C’est vraiment une pépite ! J’ai aussi été très touchée par Les mots brisés de Martin Daneš, ce livre hommage qui retrace la vie de Karel Poláček. »
Quels retours avez-vous eus jusqu’à présent sur la librairie tchèque éphémère ?
JH : « Nous sommes vite dit que la librairie tchèque éphémère serait notre grand projet de la fin du confinement en France. Nous sommes d’ailleurs l’un des rares centres culturels étrangers à Paris à avoir rouvert ses portes au public. Dans ce contexte d’annulation des événements culturels, on a décidé d’ouvrir une institution littéraire et de permettre à notre public de ramener chez lui de la lecture. Je pense que nous avons tous besoin de lire et d’avoir accès à l’écriture après ces quelques mois de confinement et de numérique culturel. Nous avons donc beaucoup préparé le terrain au niveau de la communication. Je ne sais pas si c’est vraiment lié au fait que le terrain ait donc été défriché ou si c’était lié à ce besoin profond du public tchèque et français, que nous avons eu un écho tout à fait enthousiaste dès le début. La librairie a été fréquentée par plusieurs dizaines de personnes par jour la première semaine. Cette librairie éphémère, je l’espère, peut devenir une référence. C’est pour cela que dans ce cadre nous avons aussi organisé une exposition du plus beau livre tchèque, organisée traditionnellement par le ministère de la Culture et le Památník národního písemnictví. Je me réjouis de l’écho enthousiaste que nous avons recueilli. C’est un bonheur de voir qu’un projet né au moment où il était impossible de le réaliser ait pu aboutir. J’espère que ce n’est que le début ! »
La librairie tchèque éphémère est ouverte jusqu'à la mi-juillet. Plus d'informations sur ses horaires d'ouverture : http://paris.czechcentres.cz/