« Opération Roméo » : du théâtre pour mieux saisir la vie sous le communisme
« Opération Roméo – Tchécoslovaquie 1984 » : tel est le titre d’une nouvelle pièce produite par le Théâtre de l’Imprévu, à Orléans. Fruit d’un projet associant la France, la République tchèque et la Slovaquie, écrite par le dramaturge slovaque Viliam Klimáček, la pièce (intitulée tout simplement « Komunismus » dans sa version originale) traite, à travers l’histoire d’une famille, de la réalité et du quotidien sous le régime communiste en Tchécoslovaquie, et plus particulièrement durant la période dite de « Normalisation » qui a suivi l’écrasement du Printemps de Prague. Traduite en français par Jaromír Janeček et mise en scène par Eric Cénat, directeur du Théâtre de l’Imprévu et responsable du projet artistique, la pièce sera présentée prochainement en République tchèque, d’abord à Pardubice les 12 et 13 septembre, puis au Švandovo divadlo à Prague le 15 et à České Budějovice le 17, avant différentes autres dates en France jusqu’en 2015. Avant cela, Radio Prague a rencontré Eric Cénat et Jaromír Janeček. Voici la première partie de cet entretien :
Eric Cénat : « C’est effectivement la vraie question qui est développée dans ce texte. Personnellement, c’est ce qui m’a plu dans la pièce : comment, tout à coup, un être humain est confronté à prendre des décisions terribles, non pas pour recevoir de l’argent ou avoir plus de pouvoir, mais simplement parce que, de façon un peu inexorable, il est amené à être dans une compromission personnelle et aussi à faire des choix qui peuvent être à l’opposé de ses propres valeurs. Et s’il est amené à ça, c’est aussi parce qu’il n’est pas seul, en tous les cas dans notre pièce. Notre personnage principal, Michal, vit avec une femme qu’il aime et avec leur enfant. Et à un moment donné, il se rend compte que pour les protéger, il doit les trahir… C’est terrible, mais c’est comme ça. Les trahir les protège et c’est donc un dilemme philosophique qui m’a vraiment intéressé. »
C’est ce qui vous a intéressé en tant que Français. Vous, Jaromír, êtes tchèque. Quel regard portez-vous sur cette question que pose la pièce ?
Jaromír Janeček : « C’est l’histoire d’une famille, mais nous avons tous vécu cette époque et étions nous aussi dans le jeu. Nous étions toujours surveillés dans le régime socialiste. Sans être actifs dans le régime, il n’y avait pas moyen de faire carrière. Il fallait donc toujours choisir : être du côté du régime communiste ou être contre. Et quand vous aviez une famille avec des enfants, c’était très difficile, car la vie quotidienne dépendait aussi de la carrière professionnelle. Il y avait beaucoup de gens qui avaient des problèmes, parce que si vous étiez inscrit au Parti, il fallait obéir et se comporter d’une certaine façon, ne pas dire tout ce que vous pensiez. Ce dilemme, c’est bien le thème de cette pièce. »« Mais je cherchais aussi une pièce dont le thème pourrait intéresser les gens à l’Ouest, qui n’ont pas connu ce système et n’ont pas été confrontés à ce dilemme. Vous ne saviez jamais qui étaient les gens que vous rencontriez. Dans chaque immeuble, il y avait quelqu’un qui surveillait les habitants. Et très souvent, c’était celui qui était le plus sympa, qui vous demandait toujours si vous n’aviez pas besoin de quelque chose… Ce n’est qu’après la révolution, en consultant les dossiers de la police secrète, que vous appreniez que le type le plus sympathique du bâtiment était un agent qui dénonçait les autres. C’était donc une double vie et il fallait faire attention du matin au soir. C’est donc ce thème qui m’a plus particulièrement intéressé. »
Vous avez donc pensé que le sujet pourrait intéresser un certain public en France. Mais aujourd’hui, vingt-cinq ans après la chute du régime, même si on entend souvent parler du devoir de mémoire, ce même sujet intéresse-t-il également les jeunes Tchèques qui sont nés à la fin des années 1980 ou après la révolution et pour qui c’est déjà de l’histoire ?
JJ : « C’est une bonne question. Le fait est que, jusqu’à présent, cette pièce de Viliam Klimáček n’avait été montée qu’une seule fois en République tchèque, il y a six ou sept ans au théâtre de České Budějovice. Moi non plus je ne pense pas que ce soit un thème qui puisse intéresser la jeune génération. Les jeunes considèrent un peu que tout ce qui s’est passé avant la révolution appartient au passé. Toute la culture des années 1960, qui était pourtant fantastique, ne les intéresse pas trop. Leur avis est que tout ce qui était lié au régime communiste était mauvais. Moi, j’ai traduit cette pièce uniquement parce que je cherchais quelque chose pour les Français, car, dans un sens, je me dis qu’ils n’ont pas eu de chance. Pour ma part, je suis aujourd’hui très content d’avoir vécu dans le système socialiste et de pouvoir connaître désormais le nouveau système capitaliste. Je pense que c’est ‘dommage’ de ne vivre que dans un seul et même régime. Mon idée était donc de traduire cette pièce uniquement pour ces gens-là qui n’ont pas connu le système socialiste. Au départ, je n’avais pas pensé à une réalisation en République tchèque pour les jeunes. »Quelle est votre réaction à ces propos, Eric ?
EC : « Il se trouve que j’ai travaillé avec des jeunes lycéens tchèques à Pardubice pour les préparer à notre spectacle en leur demandant de se pencher sur le premier acte de la pièce sans leur en dire plus sur la suite de celle-ci. Ils ont donc fait cela avec leur professeur, et ce qui m’a plu, c’est précisément l’intérêt qu’ils ont manifesté. Ils ont posé plein de questions, et notamment par rapport à cette période qu’ils n’ont pas du tout connue. Certains d’entre eux avaient quand même vu des films ou lu des livres et ils se sont donc intéressés à quelque chose qui a concerné leurs parents et leurs grands-parents. J’ai l’impression qu’il y a un changement dans le pays et qu’on commence à s’intéresser un peu plus à cette partie de l’histoire. En tous les cas, c’est ce que l’on dit en France. Par exemple, le film ‘Sacrifice’ sur Jan Palach a eu un grand succès en France avec beaucoup d’articles qui expliquaient que cela avait été la même chose en République tchèque. On avait alors vraiment l’impression que le pays commençait à s’intéresser à sa propre histoire des années 1960-1980. »
Ceci dit, Jan Palach reste une grande figure en France. Beaucoup de gens ont connaissance de son acte désespéré. En revanche, on a sans doute beaucoup moins conscience de cette période dite de la Normalisation, dans les années 1970-1980, qui ont été des années de grisaille, de plomb. Alors, pensez-vous que la pièce, qui se déroule en 1984, ce qui fait déjà trente ans aujourd’hui, puisse encore interpeller le public, lui dire quelque chose ?EC : « Je pense que, par exemple, le film allemand ‘La Vie des autres’, qui a eu un énorme succès très inattendu en France, malgré le fait que les acteurs y étaient inconnus et que le sujet pouvait sembler un peu lointain et dur, a suscité un vif intérêt et a entraîné une prise de conscience de la part des Français. ‘Barbara’, qui est aussi un film allemand, a rencontré lui aussi un énorme intérêt avec pourtant encore une fois des acteurs que personne ne connaissait. On s’est alors rendu compte que le public français, du moins une partie, était vraiment intéressé par cette thématique-là. »
« Notre spectacle, nous l’avons déjà présenté en France. Nous n’avons pas encore joué ‘Opération Roméo’, mais nous l’avons fait sous forme de lecture très engagée, avec quatre reprises à Paris et deux à Orléans. Et le public est venu nombreux. Je ne sais pas très bien ce qui s’est passé, c’était magique pour nous. Les gens ont posé beaucoup de questions et ne voulaient pas quitter la salle. Ils voulaient absolument parler avec l’auteur et avec Jaromír. Je trouve que c’est bien, parce que je suis vraiment un citoyen européen, du moins c’est en tant que tel que je me présente. Et je pense que l’Europe ne peut se construire que si nous connaissons l’histoire des autres pays. C’est ce qui fait que nous sommes de véritables citoyens européens. Et c’est très important qu’à l’Ouest, nous connaissions cette histoire qui est celle des pays de l’Est. Pour pouvoir faire des choses ensemble, il faut apprendre à bien se connaître. »
En tant que Français, qu’avez-vous découvert à travers cette histoire ?
EC : « J’ai presque eu un choc quand Jaromír m’a envoyé la pièce parce que cela correspondait exactement à ce que je voulais dire. Je le savais parce que je m’étais beaucoup documenté et que je m’intéresse à l’histoire, notamment tout ce qui a trait à la Guerre froide. La pièce ne m’a donc rien appris. Et puis avec ma compagnie, le Théâtre de l’Imprévu, j’ai beaucoup voyagé ces dernières années dans les pays de l’ancien bloc communiste. Je suis quand même resté trois mois en Bulgarie au Théâtre de l’armée à Sofia, j’ai fait des tournées dans tout le pays, je suis allé en Pologne, en Ukraine, en Hongrie, en Slovaquie, dans l’ancienne Allemagne de l’Est, et partout j’ai rencontré beaucoup de témoins de l’époque. Je ne les ai pas interviewés en prenant des notes, mais tout était dans ma tête. Je voyais à quel point les gens n’avaient pas pu vivre leur vie, notamment dans les années 1980. Ils n’étaient pas menacés physiquement, mais leur vie n’était pas celle qu’ils avaient choisie ou qu’ils auraient voulue, avec des professeurs qui ne pouvaient plus enseigner, des ingénieurs qui ne pouvaient pas travailler dans les usines, des artistes qui ne pouvaient exercer leur art, etc. Ce sont toutes ces choses qui m’ont touché, surtout que c’était pour des bêtises, comme par exemple un frère qui était parti à l’Ouest, une mauvaise réflexion à un moment donné, le refus de s’inscrire au Parti… C’est dans ce sens que la pièce n’a pas constitué une surprise pour moi. Mais elle m’a permis de me dire : ‘tiens, ce que je sais, je vais pouvoir le transmettre par ce biais-là à un public français’. »Pour en savoir plus sur la pièce « Opération Roméo – Tchécoslovaquie 1984 », retrouvez la suite de l’entretien avec Eric Cénat et Jaromír Janeček dans la prochaine rubrique Panorama, mardi 9 septembre.