Petite histoire des Juifs de Bohême-Moravie
Le 5 avril dernier, les Juifs de République tchèque et du monde entier célébraient la Pâques juive, le Pessah, qui commémore la sortie d'Egypte des Hébreux. L'occasion de consacrer ces Chapitres de l'Histoire à l'histoire des Juifs en Bohême et Moravie.
L'histoire des Juifs en Bohême se résume souvent au Golem et à Rabbi Löw et donnerait parfois l'impression de tenir toute entière sur un dépliant touristique ! Derrière les images d'épinal se cache pourtant une histoire multiséculaire.
Dans la seconde moitié du XIXème siècle, les Juifs se voient devenir sujets à part entière dans les pays de la monarchie austro-hongroise. C'est la fin du ghetto et de plus d'un millénaire d'ostracisme. Pour la majorité des Juifs tchèques, une quête d'identité voit alors le jour.
Il ne s'agit pas de problèmes liés à la religion même car les Juifs tchèques, à la différence de leurs frères polonais, ont peu à peu délaissé la pure orthodoxie. Pas, ou très peu, de hassidiques et d'habits noirs à Prague mais une communauté soucieuse de reconnaissance sociale.
Les Juifs de Prague n'ont d'ailleurs pas attendu le XIXème siècle pour démontrer leur attachement à la cité vltavine. En 1648, dans le contexte de la Guerre de Trente Ans, les armées suédoises se font ouvrir par trahison une porte du quartier de Strahov. Les Pragois prennent les armes et, aux côtés des milices urbaines de la bourgeoisie, l'on voit se battre activement des détachements de la ville juive.
Trois siècles plus tard, dans toute la monarchie danubienne, la communauté juive voit se fermer, derrière elle cette fois, les grilles du ghetto. Pour les Juifs tchèques, la question identitaire prend un visage original car la Bohême, et Prague en particulier, est partagée entre deux nations dominantes, la tchèque et l'allemande.
Juif tchèque de langue allemande, Franz Kafka a souvent évoqué ce sentiment diffus de déchirement entre trois cultures. "Le Château," quête éternelle d'un inaccessible, c'est aussi l'état d'esprit de l'écrivain juif dans sa recherche identitaire. Le père de Kafka symbolise ces premières générations de Juifs tchèques sortis du ghetto. Fonctionnaire ambitieux, il se considère avant tout comme un sujet de l'empereur autrichien. Pour beaucoup de Juifs, l'appartenance à la communauté allemande est un garant d'élévation sociale.Les années 1880 marquent un tournant. Le poids économique et culturel des Tchèques s'affirme alors nettement et de nombreux Juifs prennent leur distance avec le nationalisme allemand. En 1884, l'Association Or Tomid (" lumière éternelle" en hébreu) travaille à l'introduction de la langue tchèque dans certains passages de la liturgie israélite. En 1893, un avocat juif, Jakub Scharf, crée l'Union nationale tchéco-juive. En 1890, 87 % des Juifs vivant dans le centre de Prague se déclarent de langue allemande. En 1910, ils ne sont plus que 52 %.
Ecrivant en allemand, sa langue maternelle, Franz Kafka s'efforce, dès qu'il le peut, d'utiliser le tchèque. Dans l'une de ses correspondances avec sa compagne Milena, il demande à cette dernière d'écrire en tchèque. A l'instar de Kafka, les écrivains juifs de Prague comme Max Brod s'intéressent de près aux revues littéraires tchèques.
De 1918 à 1938, les Juifs sont tchécoslovaques à part entière, de coeur et de citoyenneté. Des Juifs tchèques rescapés des camps de concentration et exilés en Israël y fonderont même un kibboutz au nom de Masaryk, rendant ainsi hommage au premier président tchécoslovaque. Le fait n'est pas anodin et il est notable qu'aucun président polonais ou hongrois n'aura vu un kibboutz baptisé de son nom. Sous l'impulsion du président humaniste, la Tchécoslovaquie avait, dès sa fondation, inscrit la protection des minorités à son programme.Les terres de Bohême ne connaissent pas ou très peu cette flambée d'antisémitisme qui touche la France et l'Allemagne de la fin du XIXème siècle jusqu'à la Seconde Guerre mondiale.
Certes, les Juifs de Bohême ont connu les pogroms du Moyen-Age. Force est de constater qu'ils y furent beaucoup plus rares qu'ailleurs. Dès 1254, le roi Premysl Otakar II promulgue un statut des Juifs, alors même que leur situation en Europe s'était dégradée suite au concile de Latran en 1215. Les Juifs pouvaient librement pratiquer leur culte, et il était stipulé que toute attaque contre un Juif constituait une attaque contre la personne royale. Du XIIIème au XVIIIème siècle, les terres tchèques serviront à plusieurs reprises de refuge aux Juifs bannis des pays occidentaux.
L'histoire des Juifs en Bohême est l'une des plus anciennes en Europe. Le chroniqueur Cosmas mentionne dès 1091 la présence de marchand Juifs à Prague. Ils y vendent bijoux, étoffes rares, sel et épices et deviennent une entité culturelle et économique à part entière. Aujourd'hui, on trouve des traces de cette histoire multiséculaire à Prague, mais aussi un peu partout dans le pays, comme à Plzen, qui abrite la troisième plus grande synagogue du monde ou à Mikulov, longtemps centre spirituel de la communauté juive de Moravie.
La déferlante nazie tentera de balayer, au nom d'un projet diabolique, les acteurs de cette histoire. Sur les 135 000 Juifs que compte la Tchécoslovaquie avant la guerre, 77 279 seront déportés à Terezin, avant de transiter vers les camps d'extermination.
Avec l'instauration du régime communiste en 1948, les Juifs servent occasionnellement de bouc-émissaires. La propagande insiste toujours sur le caractère réactionnaire du judaïsme en tant que religion. Mais derrière les précautions d'usage, c'est une véritable politique antisémite d'Etat, alignée sur celle de l'URSS, qui se met en place. De nombreux Juifs sont ainsi condamnés, lors des procès des années 1948-1952.En 1967, le régime de Novotny interdit au dernier moment la diffusion d'une série de timbres destinés à commémorer la construction de la synagogue Vieille-Nouvelle à Prague. Les membres de l'Union des écrivains, principal foyer d'opposition politique, réagissent alors. Ladislav Mnacko se rend ainsi à Tel Aviv et prononce à la Knesset, le parlement israélien, un discours dans lequel il se désolidarise officiellement de la politique de son pays. A son retour, il sera déchu de la nationalité tchécoslovaque.
Réaction contre un antisémitisme d'Etat étranger aux traditions politiques du pays, l'événement fut symboliquement fort. Les écrivains ont pu alors véritablement figurer comme conscience de la nation, et ils ont refusé d'admettre que l'histoire des Juifs soit dissociée de l'histoire nationale.