Petr Kolář, le plus français des jésuites tchèques (IIème partie)

Petr Kolář, photo: CT

Nous vous proposons aujourd’hui la seconde partie de l’entretien avec le prêtre jésuite Petr Kolář. Vivant en exil depuis 1968, Petr Kolář a effectué deux ans de noviciat en Autriche, avant de poursuivre sa formation jésuite en Allemagne puis finalement en France. D’abord à Lyon, une ville dont il a gardé de merveilleux souvenirs d’alpinisme, et ensuite à Paris, où il a remplacé, en 1974, l’unique prêtre tchèque qui vivait jusqu’alors en France. Avant de parler, avec Petr Kolář, de son travail de responsable de la Mission catholique tchèque à Paris, nous lui avons demandé pourquoi le jeune séminariste qu’il était à l’époque avait été attiré par la France.

Petr Kolář,  photo: CT
« Je suis né dans un milieu ouvrier, prolétaire. A Ostrava, à l’époque, il y avait des mines, du charbon, des aciéries… Dans le quartier où nous habitions, il n’y avait presque pas de catholiques. Nous étions, grosso modo, deux familles catholiques sur deux cents. A cette période-là, où je me posais la question de savoir comment est-il possible que l’on pratique quelque chose de si bizarre qui n’intéresse pas les autres, j’ai appris qu’en France, les prêtres ne servaient pas seulement dans les paroisses, mais qu’ils allaient dans les usines, où ils pouvaient s’adresser aux gens qui, normalement, n’allaient pas à l’église. C’étaient des prêtres ouvriers qui ont ensuite vécu des secousses, des hauts et des bas. Avant le Coup de Prague en 1948, j’avais lu un livre sur leurs activités et je me suis dit : ‘Moi, fils d’ouvrier, vivant dans les mêmes conditions, j’aimerais voir comment ça se passe.’ Plus tard, lorsque j'ai dû décider de la deuxième étape de mes études et me spécialiser, j’ai tout fait pour obtenir la permission de faire ces études en France. Il n’a pas été facile d’obtenir cette permission. A l’époque, l’Eglise catholique allemande était riche et finançait mes études, sans un clin d’œil, avec une générosité incroyable. Or en France, l’Eglise est pauvre, elle n’a pas de recettes par l’impôt religieux comme c’est le cas en Allemagne. Ensuite, j’ai vu que les salaires des prêtres français étaient vraiment bas. Il a donc fallu trouver un moyen de payer mes études. En plus la France ne jouissait pas d’une bonne réputation parmi les jésuites tchèques à l’étranger. Elle était considérée comme gauchiste, révolutionnaire, avec des expériences bizarres, dont celle des prêtres ouvriers… »

Y-a-t-il quelque chose qui vous a surpris chez les jésuites français ?

« D’abord je n’étais pas surpris, parce que je ne connaissais rien de la vie jésuite ! (rires) Je l’ai connue pour la première fois et définitivement en France. En Autriche et en Allemagne, j’étais étudiant, ce qui est autre chose que de se mettre au travail après les études. Je n’étais pas surpris, j’étais à l’écoute et curieux. Je ne me rendais pas compte que par-là, et les Français pourraient le réfuter ou le confirmer, je suis devenu un peu un jésuite français, par mon comportement, mes réflexes, ma formation. J’étais plutôt surpris au retour en République tchèque ! Ici, l’Eglise était moribonde. Dès que quelque chose bougeait, les communistes intervenaient. En fait, tout se passait dans l’illégalité. Personnellement, j’ai été confronté à certains problèmes. Le catholicisme morave (j’en parle parce que je suis né en Moravie) est très populaire : l’important est de faire certains gestes, respecter les traditions et obéir à la doctrine prêchée par le prêtre. Sans trop réfléchir, parce que, de toute façon, la principale vertu, c’est l’obéissance. Voilà comment j’ai été élevé. Or en France, c’est tout autre chose ! Quand j’ai terminé mes études, je suis allé voir le responsable jésuite français pour lui demander ce que je pouvais faire ensuite en France. J’étais toujours dans cette obéissance aveugle, mais… Il m’a reçu à bras ouverts, en me disant : ‘Ecoute Petr, on te connaît, on sait que tu ne seras pas idiot dans tes choix, la France est grande, alors trouve toi quelque chose !’ C’était un choc pour moi qui ne connaissais personne en dehors de l’école ! Evidemment, je ne pouvais pas dire que j’avais décidé de devenir pilote et faire des études d’aviation, ça non. Il a fallu ensuite discuter avec les responsables et être aussi prêt à accepter une autre opinion. Mais de manière générale, l’obéissance jésuite en France est basée sur un dialogue et la décision a été commune. Finalement, nous avons décidé, avec mon accompagnateur, que l’allais commencer au Centre Sèvres. D’abord dans la communauté Saint-Ignace. Ensuite, je me suis occupé de la gestion du Centre, étant donné que j’ai une formation technique. »

Vous-vous êtes occupé des réfugiés venus non seulement de l’ancienne Tchécoslovaquie, mais d’autre pays également, n’est-ce pas ?

« Il y avait plusieurs dizaines de communautés catholiques étrangères à Paris : Lithuaniens, Croates, Polonais, Sud-Américains, Africains… Elles étaient une trentaine. Certaines étaient nombreuses : les Italiens par exemple étaient 300 000, les Polonais avaient leur séminaire et leur école. Pour gérer tout cela, le cardinal Lustiger à l’époque a créé des groupes qui avaient une certaine affinité : l’Europe centrale et orientale, le Maghreb, les Français de l’Amérique etc. Je suis alors devenu secrétaire du cardinal Lustiger chargé de l’Europe centrale et orientale. Il était surtout content que je sois francophone, car souvent, les curés venus s’occuper de ces communauté ne parlaient pas français. Il y a eu deux moments où j'ai été engagé en dehors de la communauté tchèque : d’abord, c’était la chute de Saigon, avec l’afflux de Vietnamiens francophones à Paris. Ils étaient environ 80 000. C’était un peuple souriant, mais impénétrable : on n’a jamais vraiment compris ce qu’ils faisaient et comment ils faisaient. Ensuite, je me suis occupé des Polonais venus en France à l’époque du mouvement de Solidarnosc. Là, j’étais à l’aise, parce que j’ai vécu en Moravie du Nord, près de la frontière avec la Pologne, et je comprends la langue. J’ai vu comment la France gérait toutes ces cultures, comment elle se débrouillait avec ces cultures variées, ces sensibilités et problèmes. Il y avait tout ce qu’on peut imaginer, même au-delà ! »

Quels sont vos souvenirs de la communauté tchécoslovaque à Paris ?

« Elle était composée de plusieurs strates. Ses membres les plus anciens étaient des ouvriers venus en France avant la guerre : des jardiniers des cordonniers… Ensuite, il y avait l’émigration anti-communiste de 1948. La troisième vague d’immigration, dont j’ai fait partie, a été celle de 1968. Ces trois groupes vivaient des relations tendues, notamment le deuxième et le troisième. Au moment où j’ai pris mes responsabilités, c’est-à-dire en 1974, la première génération était âgée : arrivés en France dans les années 1930, ces gens-là avaient, pour les plus jeunes, 60, 70 ans et plus. Certains d’entre eux ont réussi leur vie en France, ils étaient riches. Il fallait surtout aller les voir, s’occuper d’eux, surtout des femmes, lorsqu’elles étaient restées seules. Parfois, ces personnes, âgées et malades, commençaient à perdre leur français. Ainsi, j’ai été souvent appelé à l’hôpital pour traduire, pour aider les médecins et les soignants à communiquer avec eux. Le deuxième groupe était composé de gens un peu plus âgés que moi, mais la différence n’était pas énorme, nous nous comprenions bien. Ils ont beaucoup souffert de l’arrivée des communistes au pouvoir en 1948. Or, dans le troisième groupe d’immigrés il y avait certains communistes réformistes qui étaient les anciens bourreaux des années 1948-50… Du coup, ils se sont retrouvés tous ensemble en exil. Il y avait une tension énorme entre ces deux groupes, des choses que je ne maîtrisais pas toujours… On a quand même essayé de gérer ces problèmes, avec Pavel Tigrid que je tiens à évoquer dans ce contexte. »

Votre assistance apportée à ces réfugiés, en quoi consistait-elle ? C’était une aide matérielle, une aide spirituelle ?

« Le plus important, le pivot autour duquel tout tournait, c’était la messe tchèque deux fois par mois, le samedi, avec la réunion ensuite qui pouvait avoir un programme culturel. Il y avait une sorte d’accueil des gens qui fêtaient leur anniversaire ou leur fête. Mais il y avait aussi des activités qui consistaient surtout à aider les dissidents ici en République tchécoslovaque, les dissidents tchécoslovaques. Ça c’était un chapitre à part. Le plus facile et le plus efficace pour moi, c’était d’aider les nouveaux qui arrivaient, comme moi quelques années avant, et qui ne savaient pas où aller, à quelle porte frapper, comment obtenir le droit d’asile, où trouver un logement, comment chercher du travail quand on ne parle pas la langue... Souvent, quand ils remplissaient les formulaires, ils ne savaient pas comment faire et ils faisaient des bêtises. Je vous donne un exemple qui a fait beaucoup de bruit : un homme voulait absolument travailler comme avocat en France et il a indiqué partout ses études de droit en Tchécoslovaquie communiste. Je lui ai dit:‘Monsieur, ne dites jamais que vous avez étudié le droit en République tchécoslovaque’, il me répond : ‘Mais enfin, c’était excellent !’ Je lui ai dit : 'Si vous frappez à la porte de quelqu’un qui a besoin d’une aide juridique et que vous lui dites que vous avez fait votre droit en République tchécoslovaque communiste, vous allez trouver porte fermée, alors n’en parlez pas.’ Celui-ci ne s’est pas laissé convaincre et il en a payé la note. »

Vous aviez une autre activité, c’était l’approvisionnement des Tchèques en littérature interdite par le régime communisme. Comment avez-vous eu cette idée et comment avez-vous fait ? J’ai entendu parler, dans une émission à la télévision qui vous était consacrée, d’une Française qui était étudiante à l’époque et qui, avec une amie, a transporté des valises de livres et qui les a même oubliées une fois ici, sur la place Charles, et qui les a cherchées pendant une dizaine de minutes...

« Ça je l’ai appris seulement lors de l’émission, elle ne me l’avait jamais dit ! (rires) D’abord j’ai pris contact avec les maisons d’édition. Au début je vivais chichement, j’étais étudiant et je n’avais pas un rond. Les études étaient payées, le séjour aussi, mais je n’avais aucune recette en liquide. A partir du moment où j’ai travaillé, j’ai commencé à acheter ces bouquins. Autour de moi j’avais des amis français qui ont commencé à s’intéresser à la Tchécoslovaquie à cause de moi, comme mes meilleurs amis, et certains sont partis à Prague et même à Ostrava. Bien sûr en y allant, sachant que le pays vivait dans des conditions difficiles en hiver, ils emmenaient certaines choses : des vêtements, du chocolat, du café... Et à leur surprise, les gens leurs demandaient souvent : ‘Et des livres tchèques, vous n’en avez pas ?’ Ils se sont rendu compte que le milieu d’où je venais et avec lequel j’étais en contact voulait des informations et de la littérature, des belles-lettres. Ils ne voulaient pas avaler uniquement le réalisme socialiste qui sévissait ici, où tout était écrit avec un seul but : convaincre les gens qu’il faut obéir, qu’il faut construire l’Etat communiste. La famine, pratiquement, était énorme et ça, ça a été un choc pour eux. Ils croyaient que ces gens là allaient leur dire ce qu’il leur manquait et ils étaient prêts à les aider, mais les livres tchèques ils ne les avaient pas. Et puis transporter les livres par la frontière, si on les attrapait ça allait barder ! Ce n’était pas simple. En tout cas, ils sont revenus avec ça. J’ai donné des petites conférences en France où je parlais de ça, et – c’est la deuxième fois que je l’évoque – Pavel Tigrid a trouvé des moyens pour faire passer ces livres en République tchécoslovaque. Ce n'était pas simple mais c’était possible. Donc on a commencé à organiser le transport de ces livres. C’était coûteux pour nous parce qu’il fallait acheter les livres : les maisons d’édition vivotaient seulement, elles ne pouvaient pas nous donner les livres gratuitement. Il fallait avoir des amis qui nous aidaient, mais on ne pouvait pas leur expliquer ce qu’on faisait. C’était comme la quadrature du cercle : on avait besoin d’argent mais on ne pouvait pas dire aux gens à quoi cet argent servait. On payait les voyages des étudiants et on leur expliquait tout le système, comment passer la frontière sans se faire attraper et quoi faire si on les attrapait avec les livres. Mais ça, ça n’arrivait pas souvent, généralement ça s’est bien passé. Le grand problème c’était quand ils arrivaient à Prague : à l’époque tous les voyages se terminaient à Prague dans un seul hôtel, maintenant ça s’appelle Corinthia, au pont de Nusle, et là bas tout le monde était au service de la police secrète, du directeur à la femme de ménage. Il fallait faire attention. »

Vous avez une idée du nombre de livres que vous avez envoyé ?

« Je ne les ai pas comptés, on les envoyait par valises... C’était surtout au début des années 1980. Il y a eu une rafle après la Charte 77 : d’abord il y a eu un problème avec des groupes informels, non-conformistes, des musiciens et des artistes. Certains ont été expulsés du pays et se sont retrouvés en France. Ensuite c’était la razzia contre les intellectuels, c’était la fameuse ‘normalisation’ des années 1970. On a commencé à aider les familles de ceux qui étaient en prison. D’abord on pensait les aider matériellement, mais à la surprise des Français qui partaient là-bas, et à la mienne, ces gens-là ne demandaient jamais d’argent. Même s’ils vivaient très pauvrement, ils ne voulaient pas d’argent, ils voulaient des informations. C’est comme ça que ça a commencé. Je n’ai pas compté ce que j’ai envoyé, quelques dizaines de valises je pense. Ça a très bien fonctionné jusqu’en 1986, après ce n’était plus si nécessaire parce que les gens commençaient à venir en Occident, au compte-goutte. Les musiciens partaient beaucoup. Par exemple quand la Philharmonie tchèque donnait des concerts à Paris, certains musiciens sont venus me voir. Et puis à la fin c’était surtout les étudiants qui étaient officiellement en France, les fils et filles de la nomenklatura communiste, et qui commençaient à fréquenter les lieux où ils pouvaient obtenir ces livres. Ils n’étaient quand même pas complètement idiots. »

Après la chute du régime communiste vous vous êtes installé à Prague. En plus de votre activité à la radio vous vous êtes occupé pendant plusieurs années de la communauté francophone de Prague. Vous êtes toujours en contact avec cette communauté ? Comment a-t-elle évolué ?

« Je suis toujours en contact, mais cette communauté a énormément changé. Au début, les Français, comme tous les pays européens occidentaux dans les pays postcommunistes, cherchaient à s’implanter. Ils envoyaient des gens capables, efficaces, qui cherchaient des places dans les secteurs qui étaient le leur : agroalimentaire souvent, mais aussi dans les voitures, par exemple je connaissais des gens chez Renault, Peugeot et Citroën. Ils étaient plus âgés, expérimentés, capables de traiter des affaires difficiles, ils travaillaient beaucoup... Ceux là, quand ils étaient catholiques et il y en avait, pas énormément mais grosso modo cent cinquante personnes ou familles de ce genre, ils étaient astucieux, très intéressants par leur expérience et très engagés. Quand ils faisaient quelque chose, ils le faisaient entièrement. Ils ne touchaient pas un peu avant de le refiler, non, ils faisaient tout de A à Z. Donc j’étais là dans un groupe très confortable. Ils m’aidaient de tous les points de vue. Je me souviens en 1998, c’était mes trente ans de sacerdoce et j’arrive à la messe. Ils m’ont invité à un pot, et ils savaient que je fêtais mes trente ans de sacerdoce. Ils m’ont offert une voiture, une R5. Et pour l’église... Par exemple, nous avons sonorisé deux églises, une première puis une seconde, à grand frais et avec une grande qualité : ça fonctionne encore ! Ils m’ont seulement toujours demandé la permission de négocier avec les propriétaires pour qu’il n’y ait pas d’éclat vis-à-vis de ce qu’ils faisaient. Ils ont restauré certains lieux, c’est magnifique. Maintenant c’est des jeunes. Les entreprises qui ont réussi sont toujours là, et celles qui n’ont pas réussi sont parties, par exemple Carrefour a quitté la République tchèque. Les entreprises sont rôdées et elles envoient des jeunes. Des jeunes débutants, parce que ça marche bien. Souvent, c’est leur premier séjour à l’étranger, ils font des expériences, ils apprennent encore leur métier. Et surtout quand ils sont jeunes, ils sont souvent tout juste mariés, ils ont des enfants en bas-âge et ils ont d’autres soucis que la communauté francophone, qu’elle soit catholique ou autre. Ils ont leur vie familiale, ils sont avides de découvrir le pays et la culture. Ils sont beaucoup moins engagés dans tous les groupes. Il n’y a pas que la communauté catholique qui fonctionne, il y a aussi un groupe historique qui organise des visites et des voyages à travers tout le pays avec deux guides touristiques tchèques qui les accompagnent. Et donc ces jeunes-là, ils ne sont pas engagés à fond, ils papillonnent un peu. Je les comprends : quand je suis arrivé à Paris je papillonnais aussi au début. Il faut tâter un peu, voir les endroits pour savoir plus tard où est-ce qu’on s’assoit. Mais eux, avant de s’assoir, ils sont envoyés ailleurs. »