Pierre Boulez : « Je me concentre d’abord sur les choses qui sont rarement jouées »

Pierre Boulez, photo: CTK

Le grand réformateur de la musique du XXe siècle Pierre Boulez s’est présenté au festival Printemps de Prague dans le rôle de chef d’orchestre et aussi dans celui de compositeur. Il est venu au festival avec l’Ensemble intercontemporain, formation qu’il avait lui-même créée, en 1976. C’est avec cet ensemble qu’il a présenté, ce dimanche, dans la grande salle du Rudolfinum avec un grand succès des compositions de Varèse, de Montoni, de Ligeti et aussi « Sur Incises », une de ses propres œuvres qui échappe à toute classification. Dans un entretien accordé à Václav Richter, Pierre Boulez a parlé entre autres de l’oeuvre de Leoš Janáček dont il est un interprète inspiré et qui occupe une place non négligeable dans son répertoire de chef d’orchestre.

Pierre Boulez,  photo: CTK
Pour le festival Printemps de Prague vous avez préparé une de vos compositions. Que pouvez-vous dire de cette œuvre dont la genèse a été assez intéressante et compliquée ?

« Oui, j’ai commencé par une pièce pour piano, pour un concours de piano, tout simplement. C’était le concours de piano qui était sous le patronage de Luciano Berio, d’un côté, pour la composition, et par Maurizio Pollini pour l’interprétation. Et donc il fallait écrire une pièce qui soit à la fois une pièce pour juger de la sonorité du pianiste, comment il produit cette sonorité, et d’autre part, la virtuosité. C’était donc une pièce à deux volets mais j’ai trouvé qu’elle pourrait servir à d’autre but que simplement une courte pièce de concours. Et c’est ainsi que je l’ai transformée complètement. Au fur et à mesure, j’ai pensé à un piano qui est réfléchi par deux autres pianos. Et cela a donné donc le principes de trois pianos, de trois harpes et de trois percussions qui peut se faire avec trois niveaux, trois pianos, trois harpes et trois percussions ou bien donner trois groupes d’un piano, d’une harpe et d’une percussion, et qui entrent en conflit les uns avec les autres. »

Depuis quelques dizaines d’années vous dirigez assez souvent des œuvres de Leoš Janáček. Pouvez-vous comparer votre méthode de composition à la sienne, puisqu’on dirait que vous êtes des compositeurs aux antipodes l’un de l’autre ?

Photo: www.festival.cz
« Je le fais parce que ça m’intéresse. J’ai fait en particulier ‘La Messe glagolitique’ que je trouve vraiment intéressante, j’ai fait le ‘Capriccio’ et le petit ‘Concertino pour piano’ avec un petit groupe d’instruments. Ce sont les œuvres de la fin qui m’intéressent beaucoup plus que les œuvres du début. J’ai fait aussi par exemple ‘Les Danses lachiennes’, mais je les trouve beaucoup moins intéressantes. C’est plus conventionnel dans un certain sens. Janáček est un homme qui a découvert sa personnalité tard. Mais c’est quelqu’un que je prends beaucoup plus pour son originalité, sans être influencé directement, que pour l’influence que je rechercherais de sa part. Ce qui m’intéresse, c’est cet aspect marginal et qui devient plus important que le phénomène central. Je trouve vraiment intéressant que quelqu’un comme ça ait gardé une personnalité si forte. On ne jouait pratiquement jamais Janáček quand j’étais jeune et donc je l’ai découvert relativement tard, surtout quand j’étais en Allemagne et en Angleterre. Là, on le jouait déjà pas mal. Mais en France c’est venu très tardivement. Je crois que la première impression, c’était ‘La Petite renarde rusée’. C’était ce metteur en scène est-allemand (Walter Felsenstein) qui est venu à Paris apporter une mise en scène tout à fait nouvelle pour l’époque et c’était ça qui a brisé la glace, si je peux dire. Mais les œuvres comme ‘La Messe glagolitique’ étaient encore très rarement jouées. Et je suis un des rares à le faire à Paris, par exemple. »

L’œuvre de Janáček figure-t-elle aussi dans votre discographie ? Avez-vous envie ou l’intention de la faire y figurer ?

« Il y a le DVD de l’opéra ‘De la maison des morts’ qui existe maintenant. J’ai dirigé ‘La Messe glagolitique’ l’année passée au festival Proms avec l’Orchestre de la BBC et les chœurs de plusieurs orchestres et on devait en faire un disque. Mais il y avait une des solistes qui n’était pas bonne du tout et finalement on a été obligé d’y renoncer. Quand est-ce que cela se fera, je ne peux pas vous dire. Cela se fera certainement un jour. Mais pour le moment le projet a capoté à cause d’un défaut capital évidement parce que cette soliste était très importante et donc cela n’a pas marché. Voilà. »

On dirait que pour vous la musique commence par Wagner. Vous n’avez pas parfois envie d’aller un peu plus loin dans le temps. De jouer et de diriger aussi la musique plus ancienne ?

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« Si, quand j’étais à New York ou quand j’étais à Londres, j’ai fait cela. J’ai fait par exemple des Motets de Schütz. J’ai aussi joué du baroque italien, en particulier Gabrielli. Mais maintenant, je me concentre d’abord sur les choses qui sont plus rarement jouées. Si on me propose de faire, je ne sais pas, du baroque italien, je préfère faire encore les pièces de Schönberg qui sont plus rarement jouées. Récemment, j’ai fait par exemple un concert avec l’orchestre du Metropolitan opera de New York. On a décidé de faire ‘Erwartung’. Dans ce cas-là c’est plus indispensable. Je suis mieux dans ce rôle-là que d’explorer la musique que beaucoup de gens explorent maintenant. »

Vous faites partie d’une génération de musiciens qui ont révolutionné la musique. Est-ce que, au début du XXIe siècle, ce qu’on appelait la musique classique existe encore ?

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« Oui, je crois que la musique classique existe mais qu’on exagère le côté authentique. Tout le monde rêve d’authenticité, d’employer les cordes de boyaux, d’employer des instruments qui sont anciens, etc. C’est d’avouer peut-être que le texte ne subsiste que grâce à la sonorité des instruments anciens que je trouve vraiment très exagéré. On peut se rendre compte que des équilibres sont plus facilement réalisés sur des instruments anciens que sur des instruments modernes qui sont plus gros. Mais ceci dit, jouer sur des instruments anciens dans de grandes salles de 2000 à 2500 places, ça n’a pas beaucoup de sens non plus parce que la sonorité n’était faite que pour des salles d’une capacité de 1000 personnes au plus. Il y a donc quelque chose de fondamentalement faux là-dedans. Je pense donc que l’authenticité peut servir de repère mais que ce n’est qu’un aspect de l’interprétation du texte. Je préfère les gens qui intègrent la musique ancienne à la musique contemporaine. Cela me paraît beaucoup plus intéressant que d’essayer de la mettre dans une espèce de cadre exotique ou l’intérêt de la musique n’est que l’intérêt de la momie, de la momification plutôt qu’autre chose. »