Plzeň, 1945-2015
Vous le savez, Plzeň est la capitale européenne de la culture en cette année 2015. Plzeň, ou Pilsen en français si vous préférez, est aussi, vous le savez peut-être mieux encore, une des capitales mondiales de la bière. Mais Plzeň, ce n’est pas seulement cela. La cité de Bohême de l’Ouest occupe une place à part dans l’histoire contemporaine de la République tchèque. Il y a 70 ans de cela, Plzeň, à la différence des autres grandes villes tchèques qui ont vu elles arriver des soldats soviétiques, a été libérée par l’armée américaine et les troupes du général Patton…
Emmanuel Guibert, vous êtes dessinateur et auteur de bandes-dessinées, notamment de la trilogie « La Guerre d’Alan », un ouvrage qui est présenté sous la forme d’une exposition ici à Plzeň. Christian Potiron, vous êtes directeur-adjoint des programmes en charge de la participation des habitants dans le cadre de Plzeň 2015. Première question, n’est-ce pas symbolique que Plzeň soit capitale européenne de la culture après avoir été une des premières villes tchèques libérées il y a 70 ans de cela ?
C.P. : « Symbolique, je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que je suis ravi que ce soit Plzeň qui ait reçu ce titre de capitale européenne pour cette année. Plzeň est une ville magnifique où, culturellement, il y a beaucoup de choses à présenter. Il y a ici une identité forte et, effectivement, la libération de la ville par les Américains fait partie de cette identité, comme sa proximité avec l’Allemagne et la région des Sudètes. C’est aussi cette identité qui fait que Plzeň a gagné ce titre avec des projets intéressants qui évoquent ces questions-là. »Emmanuel Guibert, vous êtes déjà venu à Prague à l’automne 2010 pour y présenter le troisième tome de « La Guerre d’Alan », une biographie dessinée qui retrace les aventures entre 1943 et 1945 d’un soldat américain, votre ami Alan Ingram Cope. Celui-ci faisait partie des troupes du général Patton, qui ont été parmi les premières à libérer la Tchécoslovaquie. On peut imaginer que c’’est quelque chose de fort pour vous de vous retrouver à Plzeň à marcher sur les traces de votre ami 70 ans après…
E.G. : « Ah, oui ! Ce n’est rien de le dire. C’est un voyage très sentimental que je fais ces jours-ci. J’étais déjà venu à Plzeň en 2010, donc je m’étais déjà fait une petite idée de cette ville. J’y reviens aujourd’hui pratiquement jour pour jour 70 ans après mon copain Alan Cope. C’est un monsieur que j’ai rencontré par hasard en demandant mon chemin dans la rue sur l’île de Rey, où il avait pris sa retraite. Nous sommes devenus les meilleurs copains du monde. Pendant les cinq ans qu’a duré notre amitié, jusqu’à sa mort, ‘on n’a pas jeté nos heures’ comme disait Alan. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble : moi à écouter et à enregistrer, lui à parler, dans l’idée que j’en tirerai un récit biographique non seulement de sa guerre, mais aussi de toute sa vie. Le récit de sa guerre est maintenant terminé, mais je continue. J’ai rétrogradé dans le temps : j’ai raconté son enfance, qui a également été traduite en tchèque, et je suis en train désormais de travailler sur des épisodes de son adolescence. »
Vous a-t-il raconté l’accueil qui a été réservé aux troupes américaines à Plzeň en 1945 ?
E.G. : « Il m’a parlé de tout cela à hauteur de canonnier, si j’ose dire, car il était dans une tourelle. C’est un engin blindé que l’on verra d’ailleurs sur cette même place dans quelques jours, car cette mission va être reconstituée avec des véhicules d’époque. Lui était dans un engin de reconnaissance et… il ne savait pas où il était ! Les soldats ne savaient jamais où ils étaient par définition. S’ils étaient faits prisonniers, il ne fallait pas qu’ils puissent dire d’où ils venaient et où ils allaient. C’est donc dans la désorientation la plus complète qu’il est arrivé à Plzeň.
Ils ont compris par un changement d’architecture entre la Bavière et la République tchèque qu’ils avaient dû changer de pays, mais c’était leur seul indice. Je crois qu’il n’a peut-être même pas su le nom de Plzeň lors de la première journée d’engagement. Ce n’est que le lendemain qu’il l’a appris. Tout ça pour dire que ces jeunes soldats allaient droit devant eux en fonction d’ordres qui leur parvenaient plus ou moins bien. Par contre, ils se rendaient bien compte qu’ils étaient en train de déloger une garnison allemande à Plzeň, puisque sur la place où nous nous trouvons aujourd’hui, Alan s’est fait tirer dessus par des snippers qui étaient embusqués dans les derniers étages des maisons. C’est ce genre de choses qu’il m’a racontées. La garnison allemande était plus nombreuse que les soldats américains, mais Patton avait donné quelques instructions qui consistaient pour ses soldats à faire beaucoup de bruit et à tirer énormément de coups de canon pour faire croire qu’ils étaient plus nombreux qu’ils ne l’étaient réellement. Et puis il faut dire aussi que sous la pression des forces russes qui arrivaient dans l’autre sens, les garnisons allemandes étaient plutôt désireuses de se rendre aux soldats américains. »Après la guerre, le régime communiste a propagé cette idée fausse selon laquelle les troupes russes, et non pas américaines, étaient les premières à être entrées sur le territoire tchécoslovaque. Avez-vous parlé de cela avec Alan Cope ?
E.G. : « Evidemment, ce sont des choses qu’il a sues après coup en reconstituant l’histoire et en se renseignant sur ce que lui-même avait vécu. A l’époque, il commençait à voir déferler quelques soldats russes dans le sens inverse. Cela s’est accentué à mesure qu’ils ont pénétré plus profondément dans le pays puisque, au soir du 7 mai et au matin du 8 mai, ils se trouvaient dans la commune de Velichovky, pratiquement à la frontière avec la Pologne. Ils étaient l’extrême pointe d’un bataillon très effilé de quelque 70 ou 80 soldats américains qui étaient entourés d’un océan de soldats russes, à tel point qu’ils ont été sifflés au pied par l’état-major américain pour repartir et obéir aux Accords de Yalta. Après être restés stationnés quelque temps en Bohême, ils sont allés occuper la Bavière. Donc, son passage sur le sol tchécoslovaque a été relativement bref, mais quand même suffisamment long pour qu’ils soient associés à un certain nombre de souvenirs que je raconte dans mon livre. »
Christian Potiron, pouvez-vous nous en dire d’avantage sur le programme des fêtes de la Libération ainsi que sur le programme dont vous êtes en charge et qui a trait à la participation des habitants ?
« Tout-à-fait. Moi, comme vous l’entendez je suis français, mais je suis arrivé en janvier de l’année dernière à Plzeň, c’est donc ma deuxième fête de la Libération, qui est un évènement organisé tous les ans depuis la Révolution en souvenir de la libération de la ville par les Américains. C’est quelque chose de très important pour les habitants de cette ville, c’est d’ailleurs la seule ville tchèque de cette taille à la commémorer de cette manière, puisque c’est la seule ville à avoir été libérée par les Américains et c’est une partie importante de l’identité de la ville, d’autant plus qu’il a été interdit d’en parler pendant des années. Cette interdiction a construit ce besoin d’en parler aujourd’hui et de le commémorer. »« En termes de programme, il y a tous les ans le grand convoi de la liberté avec toutes les voitures d’époque, les chars, les militaires, beaucoup d’habitants de la ville et des environs, les vétérans de la Seconde Guerre mondiale présents à Plzeň, etc. Le convoi, c’est donc la traversée de la ville, le dimanche, par ce très long convoi. Il y a aussi une reconstitution le samedi soir, comme chaque fois avec un feu d’artifice et une reconstitution de la Libération, cette année sur la place centrale. Suit une grande fête, un peu à la manière des fêtes qui ont suivi la libération de la ville, où on dansait en costume d’époque, avec de la musique, etc. (bien sûr seulement une fois la place libérée des snipers). Il y a également des camps militaires qui sont reconstitués tout autour de la ville avec la possibilité pour les gens de voir comment vivaient les militaires à l’époque, où ils étaient installés, comment ça fonctionnait, etc. »« Ça, c’est pour la grosse partie, mais il y a aussi la ville marquée par ces évènements, il y a le mémorial au général Patton, il y a un musée du général Patton qui représente la libération de la région et de la ville par l’armée américaine, il y a des présentations de films, il y a des concerts, avec par exemple Lynyrd Skynyrd, un groupe américain assez connu qui chante la musique du sud des Etats-Unis et qui a eu son concert le 1er Mai ici à Plzeň, ce qui était un moment important dans notre programmation musicale. C’est donc un moment important pour le programme de l’année 2015 à Plzeň. »
« Ensuite, je suis également en charge de la participation des habitants, et on a travaillé sur un projet qui s’appelle « la ville cachée », qui est un projet où justement on permet aux habitants de la ville de redécouvrir leur propre histoire et de la présenter. C’est-à-dire qu’à la place de l’histoire officielle, que ce soit l’histoire officielle de la Libération par les Américains ou l’histoire officielle en générale, les habitants présentent leur propre histoire de la ville, leur mémoire. Pour cela nous avons plusieurs éléments : il y a une carte interactive où les évènements de la ville sont placés aux endroits où ils ont eu lieu et sont racontés par les habitants. J’ai par exemple l’histoire de la libération de la place par une jeune fille de quatorze ans à l’époque, qui était avec son frère pour aller voir les soldats américains, mais ça a commencé à tirer, car il y avait des snipers allemands qui étaient placés en haut de la tour de la cathédrale et qui tiraient autour. Cette histoire raconte donc la peur, le fait que le soldat l’ait ensuite raccompagné chez elle ensuite, etc. De la même manière, on a l’histoire d’un couple tchéco-américain qui s’est formé le soir, le 6 ou le 7, juste après la capitulation de l’armée allemande, à une soirée dansante. Ils se sont ensuite mariés dans l’année et ont vécu le reste de leur vie aux Etats-Unis. »« Nous avons donc beaucoup d’histoires de ce type, comme aussi l’histoire de la capitulation de l’armée allemande à Plzeň, dans une des salles classées historiques qui est en l’occurrence un ancien appartement fait par le célèbre architecte Adolf Loos et où le général allemand s’est tiré une balle dans la tête le lendemain. Il y a aussi toute l’histoire des habitants de la ville qui ont commencé à se rebeller avant même l’arrivée de l’armée américaine et qui se sont retrouvés dans une situation un peu compliquée où ils étaient obligé de faire semblant qu’ils étaient en contact avec l’armée américaine et qu’ils étaient extrêmement nombreux et biens armés, ce qui n’était pas du tout le cas d’après ce qu’on en sait. Il y a donc eu un moment d’instabilité pendant quelques jours, la suite n’était pas sûre et les gens avaient peur. »« C’est donc un des éléments, nous avons aussi des balades patrimoniales organisées par les habitants dans leur quartier et une application mobile qui permet de découvrir la ville avec son téléphone portable, en audio guide, avec justement l’histoire du vétéran américain de la Seconde Guerre mondiale qui parle de la ville de Plzeň comme il s’en souvient, à l’époque où il l’a libéré. »
Emmanuel Guibert, vous êtes à Plzeň pour inaugurer le vernissage de votre exposition, qui est inaugurée ce mardi, à la Maison européenne. Un film sera projeté à cette occasion, intitulé La mémoire d’Alan…
E.G. : « Il y a quelques années, Céline Dréan, une documentaliste, m’a contacté dans l’idée de réaliser un film sur Alan. C’était quelques années après sa mort. J’étais tout-à-fait désireux de collaborer à ce projet. Le processus a été très simple : elle est venue chez moi, elle m’a posé quelques questions, puis a fait un voyage dans l’Ile de Ré où Alan habitait pour essayer de prendre des images de l’endroit où il avait été pendant plusieurs années. Cela donne ce petit film où on parle de lui, où on voit un certain nombre de dessins que je lui ai consacrés et où je montre quelques documents qu’Alan m’a légués à sa mort. Il dure une vingtaine de minutes et donne une petite idée de cette aventure, qui a consisté pour moi à le rencontrer en 1994 et à être toujours aujourd’hui sur la route qu’il m’a désignée, puisque je suis loin d’avoir fini le travail que je me suis fixé. »Vous n’êtes pas le seul artiste français présent à Plzeň. Christian Potiron, quels sont les autres artistes français qu’on pourra voir ici tout au long de l’année.
C.P. : « Il y a déjà une grosse programmation de nouveau cirque. Notre directeur artistique, Petr Forman, fils du grand réalisateur Miloš Forman, a vraiment préparé une saison importante de nouveau cirque à Plzeň. Comme le nouveau cirque est une spécialité plutôt française, il y a beaucoup de compagnies françaises qui ont été présentes depuis le début de l’année et il y en aura encore. Par exemple Akoreacro qui sera présent en novembre, Bêtes de foire entre juillet et août, le cirque Altaïl fin septembre-début octobre. Le frère de Petr, Matěj Forman, a travaillé avec Théâtre du Jeu de Paume à Aix sur la création d’une pièce de théâtre de marionnettes. Il y a une vraie tradition de la marionnette et du film d’animation à Plzeň. On a beaucoup travaillé sur la thématique du cirque et de la marionnette. Ils ont créé un spectacle qui s’appelle Aladin tout simplement, qui a déjà été joué il y a un mois mais sera rejoué cet été. Mons est l’autre capitale européenne de la culture. Il y a donc aussi beaucoup d’échanges avec cette ville : il y a du programme de Plzeň à Mons et inversement. Il y a un spectacle qui s’appelle UBUdneS qui a été coproduit par le Théâtre du Manège de Mons et Plzeň 2015. »Vendredi dernier, un mémorial dédié au Général Patton a été dévoilé ici à Plzeň. Qu’en pensez-vous ?
E.G. : « Vous me surprenez car je croyais que c’était le cas depuis longtemps. Quand je suis venu à Plzeň en 2010, j’ai vu un certain nombre de stèles, de monuments qui avaient trait à la libération de la ville par les troupes américaines. Il a son musée. Qu’il ait son monument, ça paraît couler de source. Qu’est-ce qu’il y a derrière votre question ? »
Est-ce que l’on ne sanctifie pas ainsi les personnages historiques ?
E.G. : « Patton est évidemment un personnage sujet à multiples cautions. Il a un peu mené sa guerre au sein de la guerre. Il était réputé pour être assez indiscipliné, de n’en faire qu’à sa tête. A tel point qu’il a même nourri le projet à un moment donné de ne pas désarmer l’armée allemande et de la prendre sous ses ordres pour se retourner contre les Russes et enchaîner la Troisième guerre mondiale à la seconde. Il a été sifflé au pied, à la dernière minute, par Eisenhower. Mais cela dit assez évidemment quel était le personnage. Cela dit quand une ville est libérée après avoir vécu sous le joug pendant des années, témoigner de la gratitude et de la reconnaissance aux gens qui ont présidé à ces batailles, cela paraît tout-à-fait normal. » C.P. : « On a d’ailleurs tendance à oublier qu’il n’y avait pas que des soldats américains. Il y a eu plusieurs bataillons belges qui ont libéré la ville. Mais c’est vrai que lors de célébrations, les gens ont plus tendance à prendre le drapeau américain que le drapeau belge dont les couleurs sont les mêmes que le drapeau allemand. C’est sûr qu’il y a une sorte d’idéalisation. L’équipe de hockey sur glace de la ville s’appelle les Peaux-Rouges et reprend le symbole du bataillon de Patton qui a libéré la ville. Cela fait partie de l’histoire de la ville. Je pense que les gens n’ont pas d’américanisme simplet. Ils n’idéalisent pas totalement. Mais quand on a été interdit de parler de quelque chose, on en parle d’autant plus volontiers. » E.G. : « Petit détail tout frais, car je l’ai appris ce matin et qu’il est pittoresque. Il y avait trois soldats français qui faisaient partie de ce bataillon qui a libéré Plzeň. Le fils de l’un d’entre eux était mon voisin dans l’avion ce matin. On ne s’est presque pas adressé la parole pendant le vol. A la fin, sa femme me demande pourquoi je viens en République tchèque, et je lui raconte. Elle m’a répondu que son mari venait pour un peu les mêmes raisons, qu’il venait pour représenter son père aujourd’hui décédé mais qui avait fait partie des rares soldats français engagés sur le sol tchécoslovaque à la Libération. »