Le premier long-métrage du réalisateur Václav Kadrnka, 37 ans, intitulé « Quatre-vingt lettres » est présenté dans le cadre du Marché du Film au Festival de Cannes. Sorti en salles fin avril, ce film autobiographique raconte une journée dans la vie d’une mère et de son fils qui essaient de quitter la Tchécoslovaquie communiste pour rejoindre le père de la famille, exilé en Grande-Bretagne. « Quatre-vingt lettres », avec la musicienne Zuzana Lapčíková dans le rôle principal, a également été projeté à la Berlinale 2011, dans la section du meilleur premier film.
Zuzana Lapčíková et Martin Pavluš
A l’origine du film se trouvent en effet quatre-vingt lettres que la mère du réalisateur Václav Kadrnka a écrites à son mari exilé en Grande-Bretagne. Le film raconte une journée dans la vie de cette femme, une journée qu’elle passe à taper aux portes des bureaux des autorités, à demander des cachets et des signatures, à remplir des formulaires, tout cela avec un seul but : acquérir le consentement des autorités communistes pour pouvoir, avec son fils, rejoindre son mari. Elle se fait accompagner par Vašek, son fils âgé de 14 ans, et c’est à travers ses yeux que le spectateur perçoit la réalité. Ce Vašek n’est personne d’autre que le réalisateur Václav Kadrnka, né en 1973 à Zlín, jadis appelé Gottwaldov, en Moravie.
Václav Kadrnka
V.K. : « En 1987, mon père a émigré en Grande-Bretagne. Ma mère et moi avons voulu le suivre. Evidemment, sous le régime totalitaire, l’émigration était illégale. Comme tous les émigrés, mon père a donc été condamné à trois ans de prison. C’était un prétexte pour l’Etat pour ne pas nous laisser partir. Mais ma mère ne s’est pas résignée, elle n’a eu de cesse de demander l’autorisation de quitter le pays, de faire appel auprès des autorités. Cela a duré presque un an et demi. Entre-temps, ma mère est tombée gravement malade. Finalement, on nous a laissés partir, mais à condition que l’on nous retire la citoyenneté tchécoslovaque. Nous étions donc de facto bannis du pays. En 1988, nous nous sommes tous retrouvés en Angleterre. »
'Quatre-vingt lettres'
En 1992, Václav Kadrnka, alors âgé de 19 ans, retourne en Tchécoslovaquie libre et s’y installe pour de bon - d’abord parce qu’il y possède une attache sentimentale, et aussi parce qu’il choisit de faire ses études de cinéma à Zlín et plus tard à la FAMU de Prague. Il est devenu assistant du célèbre réalisateur Vojtěch Jasný et ses films d’étudiant ont été primés dans plusieurs festivals à l’étranger. Ses parents, quant à eux, retourneront vivre à Zlín en 2001, après avoir voyagé dans le monde entier.
'Quatre-vingt lettres'
V.K. : « Il y a cinq ans, j’ai demandé à ma mère si je pouvais lire ses lettres. A ce moment-là, je n’avais pas encore pensé à en faire un film. Je voulais simplement les lire et les conserver en format électronique. En les retranscrivant à l’ordinateur, j’ai été frappé par la manière précise de ma mère de décrire les faits, par son profond attachement à son mari. Elle racontait tout à mon père, jusqu’aux moindres détails, comme si elle lui parlait. Elle ne relisait même pas ce qu’elle avait écrit, tellement elle écrivait vite et avec émotion. J’ai trouvé cela très fort. Du coup, l’idée m’est venue de transmettre ses lettres à un ami scénariste, car je savais qu’un film se cachait peut-être là-dessous. »
'Quatre-vingt lettres'
Le spectateur s’en aperçoit dès les premières prises de vue : « Quatre-vingt lettres » est un film particulier qui se distingue de la production cinématographique contemporaine. C’est un film intimiste et minimaliste, silencieux. Un film qui semble lent et pauvre en action, mais ce n’est là qu’une apparence trompeuse : le drame caché d’une famille à la fois unie et séparée y est bien présent. L’histoire se déroulant en mars 1987, en Tchécoslovaquie socialiste, et puisqu’il s’agit d’émigration, qui relève de l’interdit et du secret, le silence s’impose. Les lieux, les rues, les couloirs des institutions, dégagent parfaitement l’ambiance d’époque, son anonymat, sa vétusté et son indifférence, sans que la caméra ne nous montre un seul symbole communiste. Les gens se parlent rarement, nous les voyons de dos, ou alors nous ne percevons que leurs mains ou leurs pieds.
Le film est rythmé par le claquement des talons, par la marche rapide, déterminée, de la mère. Elle est incarnée par une musicienne renommée, Zuzana Lapčíková, chanteuse, joueuse de cymbalum et spécialiste du folklore morave.
Martin Pavluš et Zuzana Lapčíková
V.K. : « Je ne voulais pas que le rôle soit joué par une actrice, parce qu’elle aurait tout de suite voulu analyser le personnage. Je voulais qu’elle ait quelque chose de ma mère, qu’elle soit refermée sur elle-même et un peu distante car obnubilée par son objectif : partir, avec son fils, en Angleterre. J’ai d’abord fait un casting. J’ai cherché, tout simplement, un visage qui pourrait lui ressembler, qui correspondrait à mes souvenirs de l’époque. Un jour, je suis allé au concert de Zuzana à Zlín. Déjà, sa façon d’entrer sur scène, de s’asseoir et de saisir les petits maillets du cymbalum, l’énergie et la force avec lesquelles elle jouait, tout cela m’a rappelé ma mère en train d’écrire à mon père. Elles ont vraiment quelque chose en commun, une sorte d’anxiété aussi… »
Martin Pavluš
Vašek, l’alter ego du réalisateur, est un enfant unique, sensible et très attaché à sa mère. Martin Pavluš, qui le représente dans le film, est lui aussi musicien et originaire, comme Zuzana Lapčíková, de la ville morave d’Uherské Hradiště. Václav Kadrnka a tourné « Quatre-vingt lettres » avec le concours des étudiants des écoles de cinéma et sans aucun soutien financier. Les représentants du Festival international du film de Berlin ont remarqué la version de travail du film lors du dernier Festival de Karlovy Vary. Grâce à eux, le film a pu être achevé. Même s’il songe déjà à d’autres projets, Václav Kadrnka continue à savourer le succès inattendu de « Quatre-vingt lettres », un succès qui a commencé à Berlin et pourrait se poursuivre à Cannes.
V.K. : « A la Berlinale, le film a été projeté cinq fois et, à l'issue de chaque projection, quelqu’un qui avait une expérience similaire est venu me voir. Souvent il s’agissait de Polonais ou de Russes qui ont émigré en Allemagne. Je reçois aussi beaucoup de lettres. Des gens m’écrivent que le film exprime quelque chose de leur propre vécu, notamment les émotions au sein d’une famille divisée, une situation où l’on se trouve à cheval entre deux univers : celui que l’on est en train de quitter et l’autre qui attend. »