Ridina Ahmedová : « La voix est un médium de joie qui me libère »
Ridina Ahmedová n’a qu’un seul instrument de musique : sa voix. Elle la sculpte, la travaille et l’utilise comme d’autres se servent d’un archet. Et elle transmet ce plaisir aux personnes qui participent à ses ateliers vocaux, qui souvent leur permettent de dépasser la classique peur d’utiliser sa voix ou de ne pas cantonner leur chant aux petits matins sous la douche. Ridina Ahmedová parvient à réveiller les qualités insoupçonnées d’une voix. Issue, comme son nom l’indique, d’une double-culture, Radio Prague lui a d’abord demandé comment il fallait l’appeler pour la présenter.
Votre père est soudanais, votre mère est tchèque. Vous n’avez pas vécu toute votre vie ici, mais pour quelqu’un qui a vécu une bonne partie de sa vie en Tchécoslovaquie, puis en République tchèque, qu’est-ce que ça représente de grandir avec cette double culture ?
« Ce n’était pas évident à l’âge de quatorze ans. De 4 à 14 ans, j’ai vécu avec mes parents en Algérie. On rentrait chaque vacance à Prague. Mais quand j’étais en contact avec les enfants ici, ils étaient assez racistes. Souvent, j’observais que je n’étais pas acceptée en raison de la couleur de ma peau. Pourtant je ne suis pas très noire, pas très sombre, mais on voit une petite différence. Sous le communisme, il n’y avait pas beaucoup d’étrangers, donc c’était déjà quelque chose de bizarre d’avoir un teint un peu plus bronzé. Je me faisais souvent attaquer verbalement. »
Est-ce qu’on vous prenait pour une Rom ?
« Aussi, oui. Mais ils disaient surtout : ne joue pas avec elle, elle est sale ! Ils m’appelaient ‘charbon’… A l’époque, ça me faisait vraiment mal. »Les enfants sont souvent très cruels…
« Surtout les enfants ici, qui ne connaissaient pas d’autres personnes qui pourraient avoir une couleur différente, sauf les Roms en effet. De ce point de vue, ce n’était pas facile, mais sinon ça allait. »
Vous disiez avoir grandi en partie en Algérie. Comment vos parents se sont-ils retrouvés là-bas ?
« Mon père a fait ses études à Prague : il était bon élève et il a été envoyé à l’Université à Prague. A l’époque il faisait des études d’économie avec pour objectif de retourner au Soudan, pour aider son pays. Il était jeune et idéaliste ! Tout s’est passé différemment comme c’est souvent le cas. Il a rencontré ma mère et est resté ici. Comme il ne parlait pas tchèque, qu’il était différent, il a été invité à enseigner à l’Université d’Oran en Algérie et nous sommes donc tous partis en Algérie. »
Votre enfance en Algérie s’est déroulée comment ?« J’ai de très beaux souvenirs. J’allais au Lycée Pasteur à Oran, qui était une école internationale. J’étais donc en contact avec des enfants de beaucoup de pays. C’était bien. C’était une enfance tranquille au bord de la mer. La mer me manque terriblement depuis. Et puis l’Algérie était paisible à l’époque… »
Comment vous viviez les transitions entre l’Algérie et la Tchécoslovaquie ?
« Bien que j’étais petite à l’époque, je me rendais compte des avantages des deux côtés. En Algérie, il y avait la mer, il faisait chaud. C’était des choses assez simples dans mon esprit. Il y avait aussi une sorte de liberté d’esprit là-bas, car j’évoluais dans un milieu très mixte, varié, international. Par rapport à cela, à Prague, j’avais beaucoup plus de liberté personnelle. En Algérie, on m’amenait en voiture à l’école et je revenais aussi en voiture. Je n’avais pas beaucoup de temps pour moi-même. A Prague, je pouvais sortir toute seule. Donc à ce niveau c’était plus confortable, c’était aussi un pays plus riche avec plus de choses dans les magasins…Mais je me suis aussi rendue compte qu’en Tchécoslovaquie, les gens ne se sentaient pas libres : ils étaient assez renfermés sur eux-mêmes, c’était un endroit où la vie n’était pas aussi plaisante qu’elle le paraissait quand je la regardais depuis un pays en voie de développement. Quand je regardais la Tchécoslovaquie de loin, superficiellement, c’était pour moi le paradis où je pouvais manger des glaces, ce que je ne pouvais pas faire en Algérie à cause des risques de choléra… Ce n’est que quand je revenais ici que je réalisais que les gens avaient peu de joies, plutôt beaucoup de peur. »
Evidemment, tout cela a bien changé depuis, la Tchécoslovaquie n’existe plus, le régime communiste est tombé. Vous vivez une vie d’artistes ici en République tchèque. Je ne sais pas trop comment vous qualifier : vous êtes une expérimentatrice de la voix. Comment êtes-vous arrivée à la musique, au chant ? Pourriez-vous décrire votre travail ?« Je chante surtout en solo, sans accompagnement. J’utilise une petite machine qui me permet de créer plusieurs voix en même temps. Le son est donc une espèce de polyphonie. »
Une polyphonie avec une seule personne !
« Oui, une polyphonie créée par une seule personne. Et tout est créé en réel, ce n’est pas un enregistrement. Tout est en live. »
La machine fonctionne comment ? Vous entrez des données auparavant ?
« Non, je crée une piste… Tralalala… Et je le laisse jouer, puis j’en rajoute d’autres et d’autres par-dessus. »Ce sont donc plusieurs couches de sons qui s’accumulent ?
« C’est exactement cela. »
Comment êtes-vous arrivée à cette machine ? C’est quelque chose de courant ? Ou bien vous vous l’êtes fait fabriquer ?
« C’est quelque chose qui existe. J’ai passé plusieurs années à chanter dans un groupe de jazz. Mais j’avais l’impression que ce n’était pas ma propre voie musicale. Je voulais faire de la musique solo. J’étais très motivée. Mais en même temps je ne joue d’aucun instrument. J’ai essayé de faire de cet inconvénient un avantage : j’ai commencé à travailler solo, avec cette machine, qui me permettait de faire des chansons sur scène par moi-même. Au début j’avais très peur, même si j’avais l’habitude d’être sur scène. Mais j’avais peur d’être toute seule. Donc le premier projet que j’ai fait était avec des projections, pour me cacher un peu. Mais j’ai vu que les gens réagissaient très bien, que c’était quelque chose qui avait de la force, donc j’ai continué. Aujourd’hui, après des années de solo, je commence à collaborer à nouveau avec d’autres personnes. On prépare un projet avec un contrebassiste avec juste la contrebasse acoustique et la voix. »
Quand on pense à la voix, on peut penser à diverses choses : à l’opéra et aux grandes cantatrices, ou encore au gospel. Vous avez dit aussi quelque part que le chant du muezzin était une de vos inspirations. Est-ce que toutes ces choses vous inspirent ?« L’opéra ne m’inspire pas beaucoup. Je trouve qu’il y a beaucoup trop de stylisation. Ce qui m’inspire, c’est plutôt quand je sens une certaine spiritualité dans la voix, quelque chose de cru, d’instantané, qui vient de l’intérieur de l’âme. L’opéra est un style, c’est beaucoup trop de style. Bien sûr il est important de maîtriser la voix, d’avoir une base de technique vocale, mais ce qui m’inspire, c’est quand je sens que le chanteur va puiser dans son âme. »
Vous organisez également des ateliers vocaux. Quels sont les gens qui viennent participer à ces ateliers ?
« C’est très varié. Il y a des jeunes, des personnes plus âgées, des étudiants, des gens de toutes les professions, pas seulement des musiciens. Beaucoup de gens me demandaient si je ne voulais pas donner des cours de chant, ce que je ne fais pas. Pour donner des cours de chant, il faut avoir une excellente technique vocale, car c’est très facile d’apprendre aux élèves des erreurs qu’il est ensuite très difficile de corriger. C’est donc quelque chose que je ne voulais pas. Ce qui me fascine dans la voix, c’est que c’est un médium de joie qui me libère. »Comment se déroule un atelier-type ?
« Souvent les gens qui viennent ont une sorte de timidité à utiliser leur voix. Ils ont envie de se lancer, mais ils ont entendu depuis tous petits qu’ils ne chantaient pas bien à l’école etc. On commence donc très doucement pour ne pas se forcer, on travaille avec la respiration, puis le son, mais d’une manière qui n’est pas jugeable. Ce ne sont pas des choses musicales comme on l’entend au sens propre du mot ‘musique’. Ce sont beaucoup de jeux, d’exercices. On fait souvent des choses amusantes, les gens rient, se relaxent, et quand la tension part, c’est la qu’on commence à chanter, donc vers la fin de la journée. Les ateliers durent une journée, on commence vers 9h et on finit vers 17h30. C’est une grosse journée et justement, parce que c’est très intense, on arrive à sentir à la fin de la journée une différence par rapport à l’état d’âme du début. »Photos : www.hlasem.cz