Une histoire du tourisme tchécoslovaque en Yougoslavie (2e partie)

Deuxième partie de l’entretien avec l’historien Igor Tchoukarine, qui s’est intéressé à l’histoire du tourisme et plus précisément au tourisme international en Yougoslavie – une destination privilégiée par les touristes tchèques et tchécoslovaques depuis de nombreuses années.

Pour revenir sur les relations entre tourisme et politique, peut-on dire que le tourisme tchécoslovaque en Yougoslavie est le reflet des relations yougo-tchécoslovaques ?

« Oui, cela peut en être le reflet dans la mesure où le tourisme était dépendant des bonnes relations politiques que les deux pays entretenaient. Pour donner un exemple, en 1956, le tourisme tchécoslovaque en Yougoslavie renaît mais c’est somme toute un début très prudent. Seulement quelques milliers de Tchécoslovaques peuvent s’y rendre, et ça prend plusieurs années, et ce n’est qu’au début des années 1960 qu’on peut parler d’une massification du phénomène. »

« Les autorités tchécoslovaques ont toujours fait preuve de suspicion vis-à-vis du tourisme de leurs citoyens. Ils y voyaient une façon facile d’émigrer à l’Ouest. Ils avaient des craintes par rapport au recel ou aux activités illégales que leurs concitoyens pouvaient exercer en Yougoslavie. C’est en ce sens que le tourisme était contrôlé. Plusieurs Tchèques m’ont dit que dans les visites guidées, il y avait toujours une ou deux personnes qui faisaient partie de la police politique tchécoslovaque, et ce sont des mesures qui influençaient le quotidien des touristes. »

Il y a une longue tradition d’amitié entre la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie puis la République tchèque. Comment les deux pays se perçoivent l’un l’autre ?

Igor Tchoukarine
« C’est une question complexe. Il y a eu une très grande inertie dans les représentations entre l’un et l’autre. Par exemple, un auteur croate écrit en 1912 que les Tchèques venant à Medulin, une petite ville d’Istrie, n’achètent que des bières et que le reste, ce sont des conserves de Bohême. Cette image, ce stéréotype du Tchèque peu disposé à dépenser ses sous à l’étranger, persiste tout au long du XXe et continue au XXIe siècle. »

« Ensuite, je pourrais vous dire qu’il y a eu une grande histoire d’amitié entre les Yougoslaves et les Tchèques – une proximité linguistique, une proximité culturelle qui fait que les Tchèques se sentaient en quelque sorte chez eux en Yougoslavie. Dans un article que j’ai lu récemment, j’ai pu constater que les Tchèques aiment voyager en Slovaquie parce qu’ils s’y sentent comme chez eux, tant au niveau du paysage qu’au niveau culinaire ou culturel. C’est donc une recherche du semblable, et ce semblable était possible en Yougoslavie."

"Enfin, on peut voir les pays yougoslaves comme un immense réservoir ethnologique. Et ça répondait aux attentes des touristes. Quand je parle de réservoir ethnologique, c’était cette possibilité de voir un folklore vivant, de retrouver les anciennes racines slaves qui étaient toujours vivantes en Yougoslavie. Mais il y avait toujours une tension par rapport au désir de voir un pays moderne que les autorités communistes promouvaient, et ce désir de retrouver des traditions toujours vivantes. Pour les Tchécoslovaques, il y avait beaucoup d’attentes et en même temps beaucoup de déception lorsqu’ils se retrouvaient dans un pays qui, somme toute, ressemblait au leur. »

Avec la mer en plus, ce qui manque beaucoup aux Tchèques…

« Effectivement, c’est la mer. Il y a une césure entre le tourisme tchèque sur le littoral et le tourisme tchèque dans le reste de la Yougoslavie. Et, mais faut-il le mentionner, les Tchèques allaient avant tout à la mer. C’était la destination touristique principale, et même si on regarde au niveau des guides touristiques imprimés, beaucoup de guides de l’entre-deux-guerres portaient uniquement sur le littoral. Ceci montre tout l’intérêt que les Tchèques avaient pour la mer Adriatique qu’ils appelaient parfois ‘notre mer’ ou ‘la mer slave’. »

Y avait-il des contacts entre les touristes venant des pays du bloc capitaliste et ceux venant du bloc communiste ?

« Deux choses. Il n’y avait pas de ségrégation politique en Yougoslavie. Le touriste tchécoslovaque pouvait très bien rencontrer des touristes d’Europe de l’Ouest et échanger avec eux. Par contre, il y avait une certaine ségrégation économique. C’était une destination chère pour les Tchécoslovaques. Du coup, il y avait une certaine distance, il y avait des endroits qui étaient peu fréquentés par l’un ou par l’autre. »

« Ensuite, oui, la Yougoslavie a été l’hôte de plusieurs rencontres internationales. Pour donner un exemple, le groupe Praxis qui se réunissait tous les étés sur une île de Croatie. Ce groupe rassemblait des intellectuels de l’Europe de l’Ouest et de l’Est. A plusieurs égards les rencontres étaient donc possibles et il ne fait aucun doute que plusieurs touristes tchécoslovaques ont discuté de sujets politiques avec des touristes de l’Europe de l’Ouest et ont lié des amitiés qui ont été poursuivies. En ce sens, la Yougoslavie était un pays qui, somme toute, était ouvert aux deux mondes. »