Une nouvelle de Jan Trefulka

Jan Trefulka

"Je ne suis pas l'homme heureux pour lequel l'écriture serait un soulagement. A vrai dire, l'écriture ne me fait pas un grand plaisir," dit l'écrivain Jan Trefulka qui est, malgré ces affirmations désabusées, auteur de nombreux romans et contes. On ne saurait réduire l'importance de cet homme au domaine littéraire. Jan Trefulka est aussi un homme publique dans le meilleur sens du mot, homme qui n'a jamais cessé de s'exprimer sur les problèmes de la société tchèque et dont les opinions provoquent et dérangent.

Le premier roman qui à attiré l'attention du public sur Jan Trefulka s'appelle "Une pluie de bonheur". On ne peut pas dire cependant que le bonheur ait plu aussi sur sa vie. Etudiant, il est chassé de l'université à cause d'une plaisanterie qui a mal tourné. Cet épisode de sa vie devient célèbre car il inspire à Milan Kundera le roman "La Plaisanterie", roman qui remportera un grand succès et qu'on va traduire dans de nombreuses langues. Né en 1929, Jan Trefulka est le contemporain et l'ami de Kundera mais leurs vies sont bien différentes. Trefulka est trop lié avec son pays, avec sa Moravie natale, pour suivre son ami Kundera à l'exil. Cela ne veut pas dire qu'il n'aurait pas assez de raisons pour quitter ce pays ingrat qui a rendu sa vie bien difficile. Exclu du Parti communiste en 1950, il gagne d'abord sa vie comme ouvrier et conducteur de tracteur, puis il devient rédacteur et directeur d'une maison d'édition et rédacteur en chef d'une revue littéraire. Sa carrière bascule de nouveau après l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques en 1968. Pendant la période de normalisation, il est gardien de nuit, ouvrier, homme au foyer. Ecrivain proscrit, il ne peut publier ses livres qu'en samizdat où à l'étranger. Après la chute du communisme en 1989, il se lance dans de nombreuses activités publiques. Président de la Communauté des écrivains de Moravie et de Silésie, membre du Conseil de la télévision, membre du comité du Penklub, il n'a plus assez de temps pour écrire. Il se contente donc de publier les oeuvres accumulées sous la normalisation. Et s'engage aussi dans le combat pour l'autonomie de la Moravie, sa région natale, qui n'occupe pas, à son avis la position qu'elle mérite dans le cadre de l'Etat tchèque. Il donne des interviews, il voyage, il fait des lectures publiques. Il publie aussi des articles et des feuilletons dans les journaux. C'est dans un journal que paraît aussi sa nouvelle intitulée "Comment une fable prit naissance", une histoire qui malgré ses dimensions modestes, témoigne de son talent de conteur...


Alice et Robin, protagonistes de la nouvelle, forment un couple insolite. Ils vivent dans une institution pour handicapés physiques. Elle a perdu ses jambes dans un accident, il est bossu. L'auteur nous présente Alice le jour de son 25ème anniversaire. Elle se trouve encore au lit et attend Robin, son mari, qui devrait venir, comme chaque matin l'assister dans sa toilette. Elle entend Robin rire avec des femmes quelque part au rez-de-chaussée, elle s'impatiente, elle est prise d'angoisse, de doute et de jalousie, elle a peur de perdre cet homme, le lien principal qui l'attache au monde. Elle crie, elle l'appelle pour qu'il vienne la chercher. Voici comment l'auteur décrit les habitudes matinales de ce couple insolite ....

"Par-delà neuf montagnes, par-delà neuf rivières, il entendait Alice qui s'impatientait. Ce n'est pas qu'elle fût incapable de se débrouiller toute seule pour les deux étages qui la séparaient de son bureau, mais ils avaient tout un rituel matinal, et il aurait été par trop bizarre que Robin l'oublie justement en ce jour, qui était celui des vingt-cinq ans d'Alice. Bien entendu, il n'en avait nullement l'intention, il se faisait déjà une fête de tous ces gestes, de tous ces mots accoutumés, il ne pouvait imaginer sa vie sans eux."

Et dans la mémoire éreintée d'Alice resurgit son passé. Elle se voit telle qu'elle était avant l'accident et elle se dit qu'elle devait être "sacrément détestable avec son assurance de belle fille de la campagne, intelligente, un tantinet trop futée peut-être, derrière qui les garçons et les hommes faits se retournaient au passage..." Finalement Robin arrive, avec un énorme bouquet de roses. Il regarde la tête d'Alice sur l'oreiller et surtout sa bouche curieuse qui a toujours l'air de sourire avec un peu d'ironie. L'auteur en profite pour faire un petit portrait d'Alice. "Avec les grands yeux bleu-gris et le nez un peu frivole, cela composait un visage aspirant à la joie et au rire, où planait cependant une ombre d'incertitude et qui était à l'affût du moindre mot déplacé, voire du moindre geste suggérant quelque chose qui la ferait tiquer. Robin savait que ce que Alice supportait le moins c'était les paroles et les gestes de compassion."

Alice accueille Robin, elle fait semblant de le gronder pour son retard, mais elle laisse échapper aussi quelques mots qui trahissent son bonheur. Elle se fait porter par Robin dans la salle de bain, se laisse dévêtir et asseoir dans la baignoire. Robin coupe le ruban du bouquet et répand les fleurs sur la mousse, dans laquelle s'enfoncent les moignons, tout ce qui reste des jambes d'Alice. Il n'arrive pas à se rassasier du tableau d'Alice dans sa baignoire, "un demi-nu en blanc et écarlate, les seins, les épaules et les bras modelés par le travail et l'exercice, parce qu'ils doivent assumer tout l'effort nécessaire aux déplacements". En pensant à Robin, Alice se souvient parfois de son ancien fiancé, Pavel, "homme qui savait toujours beaucoup mieux qu'elle ce qu'il lui fallait et ce qui lui convenait mais qui lui a envoyé après son accident une lettre lui expliquant pourquoi il ne pouvait pas l'épouser, pourquoi elle ne le reverrait jamais. Elle le comprend, elle sait que ses jambes sont parties bien que la formule lui semble totalement insensée. Elle se demande: "Comment ce qui vous permet de marcher peut-il partir? Et partir de surcroît en emportant avec soi toute votre vie, emportant tout votre amour..."

Mais le plus grand événement de cette journée exceptionnelle dans la vie du couple ne vient que plus tard. Robin amène Alice, sur son fauteuil roulant, emmaillotée dans un plaid, à la cour de l'institution devant la porte d'un atelier. Alice sait que Robin va lui offrir encore quelque chose d'important et elle est un peu inquiète. Elle craint que ce ne soit pas un cadeau complètement idiot. C'est là, en présence d'autres pensionnaires venus souhaiter à Alice un bon anniversaire, que Robin lui offre un engin étrange qu'Alice n'arrive pas à nommer. C'est un tricycle à moteur avec un large guidon à la place du volant qui ressemble à un scarabée exotique avec les élytres et les antennes. Robin est fier de lui annoncer qu'il n'a acheté que la chaîne et la lampe et que tout le reste était fabriqué par lui à partir de matériel volé ou récupéré à la casse. D'abord hésitante, Alice est prise tout à coup d'un enthousiasme irrésistible, elle se rend compte que l'engin lui donne une liberté inespérée. Désormais elle pourrait aller en ville quand elle voudra. Elle sait que Robin n'a pas de permis, mais elle se laisse pourtant installer dans le siège et s'agrippe au cadre en tube métallique. Et déjà la machine infernale se met en marche et emporte les deux passagers vers la forêt, les champs, et le village et même vers les paysages nouveaux. Ivres par la vitesse, Robin et Alice rêvent déjà d'un voyage jusqu'à la mer. Le souvenir de Pavel, qui est aussi un obsédé de la vitesse, surgit brusquement dans la mémoire d'Alice. Quand elle avait encore les jambes, il l'amenait à moto à la plage et au bal. Soudain l'engin quitte la route et les deux passagers, agrippés l'un à l'autre, sont catapultés vers la ramure d'un chaîne. Pendus à une branche, dans une position bien dangereuse, ils ne perdent pas leur sang froid et ils arrivent même à rigoler. C'est là où ils seront retrouvés par les sauveteurs. "J'aurais jamais pensé, dira l'un des sauveteurs, que ce Robin, cet avorton bossu, aurait une veine pareille." Alice, elle, demandera en riant: "Et pourquoi est-ce que je pourrais pas avoir de la veine moi aussi, pour une fois?"


Je vous ai présenté la nouvelle "Comment une fable prit naissance" de Jan Trefulka. La nouvelle est parue dans le supplément littéraire du journal Pravo, en 1998. Elle a été traduite en français par Barbora Faure.