« Une personne avec une passion, c’est romantique par définition »

Photo: Štěpánka Budková

Le festival international du film de Karlovy Vary s’est certes achevé samedi dernier, mais il n’est pas trop tard pour revenir sur quelques-uns des films présentés lors de cette 53e édition. Parmi eux, Ta peau si lisse, du réalisateur québécois Denis Côté, présenté dans la section Un autre regard. Avant d’évoquer le monde des culturistes dans lequel il s’est immergé, Denis Côté est revenu sur la particularité du festival de Karlovy Vary auquel il participait pour la seconde fois.

Photo: Štěpánka Budková
« Ce qui est particulier avec Karlovy Vary, c’est que le festival a toujours eu une réputation selon laquelle la compétition est un peu discutable. Parce que c’est souvent les films que les grands festivals n’ont pas voulu. Mais tant qu’on n’est pas venu à Karlovy Vary, on ne sait pas. Et soudain, on vient, on voit qu’en effet la compétition n’est peut-être pas à la hauteur des autres festivals. Mais le reste du festival… L’ambiance, les bâtiments, les salles remplies de jeunes… Donc maintenant je ne dis plus de mauvaises choses sur Karlovy Vary. J’évite la compétition mais l’ambiance est ‘numéro un’ ! »

Vous présentez au festival votre film Ta peau si lisse, où vous suivez six culturistes. Comment est née l’idée de ce documentaire ?

« Je ne veux pas dire par accident, mais presque. Il y a un des protagonistes à l’écran qui est très excentrique. Je voulais faire un film au complet sur lui, mais il a refusé. Je n’ai pas lâché le morceau mais finalement j’ai rencontré plusieurs de ses amis. Lui, c’est un ancien culturiste devenu entraîneur. Parmi ses amis il y a des hommes et femmes culturistes. Sur sa page Facebook, je ne voyais que des hommes à poil, des culturistes ! Je me suis dit que c’était certes un vieux sujet, mais je me suis demandé si je pouvais avoir un regard neuf sur ça. J’ai rencontré certains culturistes et je suis complètement tombé amoureux de ces types-là en cinq minutes. Leur vie est bourrée de choses extrêmes. Au lieu de faire un film où je pensais un peu rire de tout cela, au lieu de quelque chose d’ironique ou cynique, je me suis pris au jeu de les aimer, de les filmer tendrement et j’ai fait quelque chose entre documentaire et fiction. »

Avez-vous eu du mal à les convaincre d’apparaître dans votre film ? Ce sont des personnes habituées à se montrer en public, mais un tournage, c’est quelque chose de très intime par rapport à un podium…

Denis Côté,  photo: Film Servis Festival Karlovy Vary
« Je vais répondre oui et non, parce que, oui, ils voulaient absolument ma caméra : ils veulent de l’attention et être vus. Ils étaient excités à l’idée d’être dans un film. Mais ils n’étaient pas intéressés par moi, par mes films, par ma démarche. Ils ne me connaissaient pas. Ils voulaient simplement être filmés. Donc moi j’ai une responsabilité ensuite et une éthique à respecter. Il fallait que je les intéresse mais pas que je les dérange. C’est un contrat humain qu’il faut passer plutôt qu’un contrat artistique car souvent ils ne savaient même pas ce qu’était mon film et ne me le demandaient pas. Donc j’étais un peu le marionnettiste, je pouvais faire ce que je voulais. Souvent je ne leur demandais que deux à trois heures d’attention par jour car ça les intéressait jusqu’à une certaine limite. Je me suis assuré de faire un film qui était montrable à cette communauté-là. Ils sont venus avec toutes leurs familles à la fin. Ils ont adoré. Ils ne savent pas vraiment ce qu’est ce film, car je ne les montre pas à la salle de sport et pas uniquement sur leur plus beau jour. Mais ils étaient très fiers d’être dans un film ! Au final, il n’y avait pas de malaise au niveau de la confiance. Mais en effet, ce n’était pas un milieu si facile à infiltrer car ils n’ont pas d’intérêt pour le cinéma, mais plutôt pour la caméra. »

De manière générale, on a plus l’habitude de voir le corps des femmes exposé que celui des hommes. Est-ce que vous vouliez aussi montrer le corps masculin ?

« Quand on va dans les salles de sport, on voit davantage les hommes. En ce qui concerne celui que je voulais filmer, son environnement était très masculin. Je me suis intéressé à une ou deux culturistes femmes qui ont dû quitter le projet. Et à un moment donné je me suis dit que j’allais rester uniquement dans la confrérie des hommes. Il y a une sorte d’extrémisme et une solitude chez les hommes qu’il y a un peu moins chez les femmes. »

C’est intéressant que vous parliez de confrérie, c’est quelque chose de très fermé…

'Ta peau si lisse',  photo: Film Servis Festival Karlovy Vary
« Oui, c’est une communauté assez fermée. Ils ne se détestent pas mais ils sont tous en compétition. Ils ne savent pas trop quoi se dire, ils se ‘matent’, ils se regardent entre eux de la tête aux pieds tout le temps mais ils ne sont pas amis. Mais ils se respectent. Ce sont des gens assez mal dans leur peau souvent au niveau social, donc ils vivent dans les salles de sport en petites confréries, et dès qu’on les sort de la salle de sport ou de leur environnement, ils sont un peu démunis. Ils sont comme des enfants. Quand je les ai rencontrés, ils ne me regardaient jamais dans les yeux et ils ne le font toujours pas vraiment. Ils s’enferment dans un corps rempli de muscles mais souvent c’est pour cacher quelque chose : avant ils étaient tout maigres, ou victimes d’intimidation à l’école etc. Un jour, ils ont un retournement et deviennent gros. C’est un complexe d’infériorité qui devient complexe de supériorité. Je crois que c’est la même chose chez les femmes. Mais pour la clarté de mon film, j’ai décidé de ne rester qu’avec les hommes. »

Quelle est la motivation de ces personnes pour transformer entièrement leur corps ? Vous parliez d’une forme de revanche sur le passé, mais y a-t-il d’autres raisons ?

« Chaque bodybuilder a son histoire. Je ne fais pas de psychologie dans le film, je ne leur pose pas de questions, ce n’est que de l’observation. Mais hors caméra, je leur ai tous demandé. Cela va de choses qui sont tellement sombres qu’ils ne vont pas m’en parler jusqu’à des gens qui sont bien dans leur peau et qui sont tout simplement sportifs et ils trouvent cela beau. Deux ou trois dans mon groupe m’ont dit qu’ils avaient des choses à prouver leur entourage. Qu’est-ce que cela cache ? Souvent, ce sont des gens qui ne s’aiment pas… »

Sont-ils plus heureux maintenant ?

Denis Côté,  photo: Film Servis Festival Karlovy Vary
« Ils sont plus heureux au sens où ils contrôlent très bien leur environnement, car les gens vont hésiter à venir leur parler. Ils se sont littéralement bâti une forteresse. Les gens ne les approchent pas, ne leur posent pas de questions. Ils sont immunisés contre tout, ils ne travaillent que sur leur projet et sont comme dans une cage, à leur avis, de perfection. Ils ont une certaine idée de ce à quoi un homme doit ressembler en 2018. Pour eux, cela se rapproche du super-héros, de l’hyper-masculinité. Pour nous qui regardons cela, c’est plutôt anachronique. Pourquoi un homme aurait-il besoin de ressembler à cela aujourd’hui ? Donc on ne peut pas beaucoup établir de dialogue avec eux. Je ne pouvais pas les pousser à se critiquer. Pour eux, ils sont dans une perfection et ce n’est pas discutable. C’est une évidence, ce sont nous qui mangeons mal, qui sommes gros et qui ne faisons pas d’exercice. Alors qu’eux sont parfaits. C’est souvent perçu comme cela. »

En fait, ils ont une perception de la réalité qui est décalée…

« Ils sont un peu déconnectés, mais ils ne sont certainement pas fous ! Ils ont plutôt l’impression que les gens autour d’eux n’ont pas de discipline, pas de passion, ils ne vivent pas pour quelque chose. Ils vont toujours parler de la perfection de ce qu’ils mangent, de la perfection de se lever à quatre heures du matin pour aller à la salle de sport, d’y retourner le soir… Tout ce qu’ils ont sous le nez, ce sont des gens qui ne font pas cela. Donc à leur avis, ces gens ne se prennent pas au sérieux, ne s’aiment pas. C’est un miroir très déformé car eux, à l’opposé, détruisent leur corps : ils prennent des drogues incroyables, un jour tout cela va se dégonfler, mais pour l’instant, ils sont dans leur cage parfaite ce qui leur permet d’être au-dessus. Mais en grattant la surface, on se rend compte que ce sont des petits garçons… Ils m’ont tous montré des photos d’avant où ils étaient soit super maigres, soit un peu gros cinq ans auparavant. J’essaye de ne pas les juger dans le film, je ne les critique pas, il n’y a pas de cynisme. Je ne peux pas dire que c’est un monde que j’admire… »

Mais c’est fascinant. En tout cas, ça vous fascine…

« C’est fascinant, et je n’ai pas droit au cynisme et à l’ironie. Ce sont des gens qui ont des passions, et c’est beau. Une personne avec une passion, par définition, c’est romantique. Que ce soit collectionner des timbres, de la monnaie… Or tellement de gens n’ont pas de passion dans la vie ! »

Et après tout votre passion, c’est faire des films…

« Est-ce que je suis vraiment si différent de ces gars-là quand je vais voir un film brésilien à neuf heures du matin, dans un festival à l’autre bout du monde, au lieu d’aller à la plage ? Pour moi, c’est presque la même chose. Je suis à la fois admiratif et critique de ces gens. C’est un peu drôle aussi, ça fait sourire, mais ils sont assez aimables quand même. »

Que vous a apporté le tournage personnellement ?

« Il se trouve que j’ai de gros problèmes de santé. Donc rencontrer ces hommes qui détruisent leur corps pour un idéal de beauté et de perfection, pendant que moi je fais tout ce que je peux pour préserver ce que j’ai sans prendre de drogues ou sans boire d’alcool, ça a établi une sorte de dialogue inconscient entre eux et moi pendant toute la production du film. Je ne pouvais pas en parler avec eux, mais c’est ce projet-là est important à ce moment de ma carrière. Il y a cela et puis, évidemment, les rencontres humaines avec ces hommes. Partir à un festival avec un ou deux protagonistes, c’est très drôle aussi. C’est un beau projet au niveau humain. »