75 ans depuis le sacrifice méconnu de Stefan Lux

Stefan Lux

« Jan Palach n‘était pas le premier Tchécoslovaque qui a sacrifié sa vie pour lancer un appel au monde afin qu’il se mobilise face au mal. » C’est sous ce titre qu’une des récentes éditions du supplément du quotidien Lidové noviny a rappelé l’histoire d’un homme qui avait protesté en 1936, en se suicidant, contre la discrimination des Juifs en Allemagne et qui demeure presque complètement inconnu même dans son pays d’origine.

Stefan Lux
Au début de ce mois de juillet, 75 ans se sont écoulés depuis le jour où Stefan Lux, correspondant du journal Prager Presse, s’est tué d’un coup de revolver tiré dans sa poitrine. Son geste, il l’a accompli pendant la session de la Société des nations qui se tenait à Genève et qui était consacrée notamment à la guerre en Ethiopie. Dans sa serviette, on trouvera des lettres dans lesquelles il justifiait son acte par des motifs politiques et qui ont été adressées entre autres au roi d’Angleterre Edward VIII, au chef de la diplomatie britannique et aux journaux The Manchester Guardian et The Times. La nouvelle sera immédiatement diffusée dans la presse européenne.

« Qui était Stefan Lux et qu’est-ce qui lui a inspiré son acte désespéré ? », s’interroge Petr Zídek, l’auteur de l’article publié dans le journal Lidové noviny qui signale que l’on ne dispose que de peu de données sûres sur sa vie.

« Stefan Lux est né en 1888 à Malacky, petite ville située en Slovaquie, partie orientale de l’ancienne Tchécoslovaquie, où son père travaillait comme notaire... Devenu juriste, il exerçait successivement différentes professions, travaillant comme dramaturge de cinéma, journaliste, écrivain, d’abord à Berlin, puis à Prague. D’origine juive, c’est dans cette ville qu’il s’est réfugié en 1933 avec sa femme pour fuir Hitler ».

D’après les informations disponibles, Stefan Lux s’est vu profondément touché par la persécution des Juifs après l’accès au pouvoir d’Hitler, d’où sa décision de mettre sur pied une action afin d’éveiller l’opinion publique. Il a décrit ses plans dans une lettre adressée à son ami pragois Artur Heller :

« Je suis arrivé à Paris et à Genève pour effectuer une action par laquelle j’ai voulu affaiblir considérablement le troisième Reich. Hélas, mon action a échoué notamment en raison de l’inertie, de la prudence et de l’apathie qui règnent ici à Genève... Voilà pourquoi j’ai pris une autre décision. Lors de la prochaine session plénière de la Société des nations je veux provoquer un grand éclat en me brûlant la cervelle. Tout ce qu’il faut, les lettres aux personnalités importantes, tout est prêt. Espérons que cet acte un peu abrupt arrivera à provoquer un choc au sein de cette société minable et à sensibilier l’opinion britannique qui joue un rôle très important ».

Malheureusement, comme l’écrit le quotidien Lidové noviny, le geste de Lux n’a pas connu en Grande-Bretagne de retentissement particulier, en dépit du fait que la nouvelle sur ce suicide ait été publiée non seulement dans les quotidiens européens, mais aussi dans les journaux américains. « Son message, adressé au roi, à deux journaux et au chef de la diplomatie britannique, n’a pas été suffisamment diffusé par des médias influents », explique le journal.

De l’avis général, Stefan Lux a donné dans sa lettre adressée au ministre britannique Anthony Eden une brillante définition du régime nazi et de ses représentants. En voici un extrait :

« Le groupe qui a usurpé malicieusement le pouvoir et qui manipule la nation allemande, cette même nation qui était jadis si grande, est composé sans exception de criminels... Un jour, l’histoire saura expliquer comment un tel groupe a pu, à l’aide d’une méthode frauduleuse qui n’a pas de précédent dans l’histoire, s’emparer du pouvoir sur cette nation... Mais il sera beaucoup plus difficile d’expliquer comment le monde entier a pu observer cette folie avec une apathie inhumaine, demeurant indifférent face aux cris et aux supplices des êtres vivants. C’est un réel mystère ».

« La lettre de Lux ne représente pas le cri d’un rêveur idéaliste », peut-on lire dans les pages du journal qui souligne que Lux était bien conscient de la situation politique et de la répartition des forces en Europe. Il estimait que pour arrêter Hitler, il fallait acquérir l’Italie pour en faire un partenaire de la Grande-Bretagne et de la France. Stefan Lux n’était pas non plus un fanatique qui se serait sacrifié avec joie, de coeur léger, ce dont témoigne sa lettre adressée à Artur Heller, déjà cité, dont voici un extrait :

« Je ne sais pas si mon plan réussira. Je ne peux pas savoir si, au dernier moment, j’aurai sufisamment de courage, car j’ai peur, j’ai tout simplement peur de la mort. J’ai aussi peur pour ma femme et pour mon fils. Ceci est le plus difficile pour moi, car je les laisse à Prague sans moyens... Ma femme, avec laquelle je vis depuis quatorze ans en parfaite harmonie, n’est pas du tout préparée à cela ». Et d’ajouter dans une autre lettre : « Ne croyez pas que je le fais avec enthousiasme. Je ne suis pas un héros, je tiens à la vie, j’ai une femme et un enfant ».

L’homme qui tenait tellement à la vie est mort dans un hôpital de Genève, dix heures après sont acte. Trois jours plus tard, il a été enterré, en présence de sa femme et de son fils, au cimetière juif de Veyrier.

Le quotidien Lidové noviny s’interroge sur les réactions que l’acte de Stefan Lux a à l’époque provoquées. Il écrit :

« Il est étonnant que cet événement n’ait trouvé presque aucun écho dans la correspondance diplomatique de l’époque. Dans les documents adressés par les représentants tchécoslovaques de Genève et de Bern à Prague, on n’en trouve presque aucune mention. La même chose pour ce qui est des dépêches de diplomates britanniques. Une mention indirecte à ce sujet a été identifiée dans la correspondance diplomatique française ».

La presse tchécoslovaque quant à elle a informé de l’événement en se référant le plus souvent à de simples faits. Le journal Prager Post a de son côté pris ses distances de Stefan Lux tandis que le quotidien Lidové noviny a publié l’information sous le titre« Un suicide dramatique lors d’une réunion de la Société des nations ». Seul le périodique agraire Venkov a publié cinq jours après le suicide un article qualifiant le geste de Lux comme un acte prématurément oublié... Plus tard, le nom de Lux ne sera évoqué que dans des périodiques juifs.

Le supplément de Lidové noviny illustre cet oubli en citant la journaliste américaine Betty Sargent qui a déclaré : « Le message de Lux a été hélas désinterprété par les uns, refusé par d’autres pour être finalement oublié de tous ». Le journal fait remarquer en conclusion que la femme de Stefan Lux avait survécu à la guerre à Prague. En 1945, elle s’est réfugiée en Allemagne où ses traces disparaissent.

A la fin de l’article son auteur écrit : « Le sacrifice de Lux a été à son époque vain, par ailleurs tout comme l’étaient trente-trois ans plus tard ceux de Jan Palach, de Jan Zajíc ou d’Evžen Plocek. »... Les trois jeunes Tchèques qui se sont immolés par le feu, pour éveiller la société de la léthargie dans laquelle elle avait sombré suite à l’occupation de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques, dès le mois d’août 1968.

L’historien suisse d’origine tchèque, Lubor Jílek, auquel le journal Lidové noviny donne également la parole, ne voit pas cependant de parallèle entre l’acte de Stefan Lux et celui de Jan Palach. Il le met en revanche dans la lignée du sacrifice de Szmul Zygielbojm, ministre du gouvernement polonais en exil pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui a choisi lui aussi la mort en tant que geste de protestation contre l’inactivité des Alliés au moment de l’écrasement du ghetto de Varsovie en mai 1943.