A Prague, un débat sur les migrations, frontières et identités en Europe
Depuis que les médias s’intéressent de près à l’arrivée des réfugiés syriens, la crise migratoire n’a jamais été aussi politique. Mais au-delà de la montée en puissance des réactions xénophobes, l’agitation que subit l’Europe est plus profonde. La structure de l’Etat-nation ne fait plus sens dans un système soumis aux normes supranationales. Des Etats européens qui ne maîtrisent plus leurs frontières et défient la législation européenne : tel était le sujet d’une conférence organisée récemment à l’Institut français de Prague, dans le cadre de laquelle politologues et spécialistes du droit européen ont tenté d’analyser les enjeux de cette crise.
Face à la mondialisation et à l’ouverture des frontières des Etats européens, l’immigration est devenue extra-européenne. Il est cependant indéniable que le multiculturalisme transparaît plus à travers le communautarisme et la peur de l’autre.
La République tchèque, pourtant très peu touchée numériquement par le phénomène, est confrontée aux mêmes inquiétudes que ses voisins. Le sujet est effectivement profondément européen et s’avère être une problématique à laquelle les générations futures seront confrontées. Sur ce point, les propos de Radko Hokovský, président du laboratoire d’idées tchèque Evropské hodnoty (Valeurs européennes), sont assez significatifs :
« Je reviens juste d’une conférence qui s’est tenue à la Chambre des députés où nous avons débattu de la façon dont il fallait traiter du sujet de l’immigration avec les collégiens et lycéens notamment dans un pays comme la République tchèque avec une société homogène au sein de laquelle la part des immigrés est relativement faible. »La question pédagogique démontre que la crise migratoire n’est pas éphémère. Selon Catherine Wihtol de Wenden, il ne s’agit pas de résoudre numériquement les flux migratoires mais de faire évoluer les mentalités :
« Le savoir sur le sujet est récent. Ce n’est donc pas un sujet que l’on a appris à l’école, ce qui fait que l’extrême droite souvent, et notamment en France, peut raconter un tas de folies que les gens vont prendre comme argent comptant. Si on dit que Louis XIV est né au XIXe siècle, ils diront : non. Si on leur dit qu’il y a 20 millions d’étrangers en France, ils vont le croire. Il faut donc faire un travail à la fois pédagogique et de réflexion. On a intérêt à apprendre à vivre ensemble et à arrêter de faire l’autruche. »
Toujours selon notre amie Catherine, l’arrivée des migrants divise profondément la société. La cohabitation d’individus issus de différentes cultures n’est pas évidente et certains partis politiques réactivent la vieille doxa nationaliste, déjà en vigueur sous l’ère napoléonienne. L’hétérogénéité des réactions face à cette crise fractionne l’idéal de solidarité que l’Union européenne est supposée véhiculer. Selon Radko Hokovský, ce phénomène s’est progressivement généralisé dans les Etats membres :« Il n’y a pas de consensus social sur comment envisager la crise migratoire. Notamment sur trois éléments : les causes, la nature et enfin les solutions. Nous n’avons ce consensus ni dans la société tchèque ni au niveau européen. Ainsi, on voit que cette polarisation de la société européenne non seulement en Europe centrale amène les partis politiques à appréhender ce problème de façons très différentes. On voit alors apparaitre un nombre croissant de partisans pour les partis populistes d’extrême droite à travers l’Europe, notamment en Allemagne. Aucun pays n’y échappe. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a aucun pays membre de l’UE qui a une façon unanime d’envisager la crise. »
Si certains Etats sont parfois très hostiles à l’arrivée de migrants, le gouvernement hongrois dirigé par Viktor Orban s’est, lui, radicalement opposé à ce phénomène. Les frontières de la Hongrie ont été fermées en octobre 2015. L’activiste Nora Köves de l’institut Eötvös Károly de Budapest évoque les conditions sanitaires difficiles auxquelles les migrants sont confrontés au quotidien. A Budapest, ceux-ci n’ont pas accès à une protection sociale et errent dans la ville comme des sans-abri. Nora Köves décrit une des premières mesures anti-immigration prise par Viktor Orban :
« Le gouvernement hongrois a lancé en janvier une ‘campagne de haine’ - je l’appelle ainsi car ces mesures combinent haine, ségrégation et racisme. Le Premier ministre a proposé une consultation nationale sur la base d’un questionnaire envoyé à tous les citoyens hongrois qui contient des questions faisant l’amalgame entre l’immigration et le terrorisme. »Sur les 1,2 million de réponses reçues, quelque 80% des Hongrois pensent que le gouvernement doit prendre des mesures plus fermes sur la question de l’immigration face à la politique laxiste de l’Union européenne. Si le nombre de réponses reste assez faible pour une population de 10 millions d’habitamts, cela demeure représentatif d’une partie de la société animée de sentiments nationalistes. Mais le problème est plus profond, la politique de Viktor Orban soulignant l’échec de la politique européenne. Radko Hokovský montre que la complexité des mécanismes de l’Union Européenne fragilise les institutions comme les relations entre pays membres :
« Selon les règles de l’espace Schengen, tous les pays membres se doivent d’accueillir des demandeurs d’asile et d’appliquer les procédures administratives. Le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui est que les Etats frontaliers ne contrôlent plus leurs frontières et laissent la vague de migration continuer, ce qui est aussi contraire aux lois européennes. Maintenant, l’Union européenne fait pression sur la Grèce, porte ouverte sur l’Europe. »
Sujet nébuleux donc, la crise migratoire pourrait presque s’apparenter à l’idée d’un ‘fait social total’ que Marcel Mauss avait théorisé. C’est en effet une problématique qui touche à tous les mécanismes de la société et qui en dit long sur ses membres. Cette crise épouse une multitude d’aspects, à la fois politique, structurelle et sociale, mais surtout morale.