A Prague, une exposition met en lumière la place des femmes dans l’art
Du 15 septembre au 23 octobre, l’exposition « Selon notre regard » se tient au Kino 35 à Prague. A l’occasion de son inauguration, l’Institut français de Prague a organisé une conférence sur la visibilité des femmes dans le monde de l’art. Etaient conviées trois femmes engagées dans des initiatives visant à promouvoir les artistes féminines : Catherine Radosa artiste tchèque à l’origine du projet The Crown Letter, Matylda Taszycka responsable du programme scientifique de l’organisation AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions) et Liberty Adrien, historienne de l’art et commissaire de l’exposition. Au micro de Radio Prague International, elle nous en dit plus sur la naissance de l’exposition :
« A la fin de ma recherche pour le Centre National des Arts Plastiques (CNAP), j’ai voulu continuer à travailler sur la collection nationale, sur le sujet des femmes artistes et de leur visibilité et pour moi, ça faisait sens d’emprunter des œuvres vidéos. Comme j’habite en Allemagne, je voulais que le projet voyage dans un premier temps en Allemagne mais aussi en Europe. Les œuvres vidéo sont digitales donc facilement transportables. Aussi, il y a une collection formidable d’œuvres vidéos donc j’ai proposé ce projet à l’Institut français de Berlin puis à l’Institut français de Paris qui m’a mis en contact avec différentes branches dont l’Institut français de Prague et c’est comme ça que ce projet est vraiment né. J’ai ensuite choisi un thème et une sélection d’œuvres de cette collection. Pour chaque lieu, je choisis parmi ces quinze œuvres que j’ai empruntées pour récréer une narration. »
Pouvez-vous expliquer le thème et l’objectif de cette exposition ?
« Le thème c’est la contemplation de la nature et l’expression d’émotions par la représentation de la nature. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a beaucoup d’œuvres vidéos qui expriment des problématiques actuelles comme le changement climatique mais aussi la représentation des femmes dans la société ou encore le colonialisme. Ces thèmes sont représentés de façon très poétique et très élégante dans la représentation de la nature. C’est cela qui m’a intéressée, cette élégance et cette façon d’exprimer des préoccupations actuelles par le paysage. Quand on se lance dans ce sujet nous avons tellement de possibilités curatoriales...
Ce sont uniquement des artistes femmes parce que c’est le sujet de ma recherche mais je trouve aussi très intéressant de prendre cette perspective parce que c’est également un sujet nouveau d’explorer la relation entre l’homme et la nature par l’art vidéo et sous un œil d’artistes femmes. Ce mélange m’a plu et je me suis dit que ça allait intéresser le public puisque c’est un sujet qui nous touche tous. »
Comment avez-vous choisi les cinq artistes présentées lors de cette exposition ?
« En fonction de l’espace et si c’est un espace où je peux présenter plusieurs œuvres (ici nous en avons cinq), j’essaye d’avoir des œuvres qui ne sont pas trop longues ou sans narration, c’est-à-dire que nous pouvons arriver au milieu et comprendre, on peut s’immerger dans l’œuvre. Donc je choisis en fonction de ces critères : la composition de l’espace, la façon les œuvres peuvent se répondre mais aussi leur durée. Ensuite, j’essaye de toujours avoir des voix différentes donc de différents pays, différents styles pour que ce soit dynamique et non répétitif.
Aussi, j’essaye de présenter tout ce corpus d’œuvres que j’ai empruntées entre les six lieux où l’exposition est présentée cette année. J’ai choisi ces œuvres en fonction de tous ces critères. Par exemple, ça m’a plu de mettre l’œuvre d’Elodie Pong en premier avec l’avalanche parce qu’on rentre dans l’exposition directement avec ce « Plan for Victory » qui est une phrase très forte même sans savoir d’où elle est tirée et l’avalanche montre bien l’idée de quelle victoire, à quel prix, est ce qu’on peut gagner ce combat contre le changement climatique ? Donc cette œuvre nous met en contexte, puis nous avons une autre œuvre qui est vraiment méditative, très colorée et qui est donc supposée nous porter dans un monde que nous nous créons nous-mêmes. Nous regardons cette vidéo et de temps en temps nos pensées s’évadent.
Ensuite nous avons deux œuvres l’une après l’autre qui sont identiques, presque mélancoliques, mais sans le côté négatif du mot. Pour finir nous avons cette vidéo de King Kong avec les trois superpositions de films qui est davantage portée sur l’histoire et la façon dont nous la racontons. Donc je trouvais intéressant ce voyage avec un point de départ puis l’évasion dans ces vidéos. »
Plus globalement, quel message souhaitez-vous faire passer à travers l’exposition ?
« J’ai plusieurs messages. Le premier, qui me plaît beaucoup, est le fait de montrer que les artistes ont cette relation à la nature, au monde, à la société. Ils partagent des inquiétudes que nous avons aussi et cela m’a plu de montrer que l’art est aussi un médium pour communiquer des questionnements mais aussi des passions et des peurs sur le monde contemporain. Je trouve que c’est un lien assez fort entre le visiteur et l’artiste.
L’art vidéo est un médium passionnant et que nous voyons souvent dans des expositions de groupes donc ça m’a plu de faire une exposition avec seulement des œuvres vidéos parce que le visiteur sait à quoi s’attendre, il voit combien d’œuvres il y a dans l’exposition et qu’elles sont assez courtes. Je trouve que c’est assez fort et cela montre la puissance de ce médium de plus en plus utilisé dans l’art contemporain. Enfin, pouvoir parler de la représentation des femmes dans l’art est important pour moi et je trouve que faire des expositions comme celle-ci permet d’aborder des thèmes forts, d’attirer un public assez large et de pouvoir informer, faire passer des connaissances en toute liberté. »
Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser et à vouloir mettre en valeur le travail des femmes dans l’art ?
« C’est un sujet qui m’a toujours passionnée, même au niveau social avec les constructions sociales, les droits civiques, les positions au sein la société et puis il y a des grands thèmes qui m’ont toujours questionnée comme le fait que les salaires des femmes ne soient toujours pas égaux à ceux des hommes. Il y a eu cette opportunité d’une bourse de recherche curatoriale du ministère de la Culture pour étudier cette grande collection nationale française. Ils demandaient de choisir un sujet actuel donc j’ai réfléchi aux données ou aux informations que j’aurais aimé connaître sur notre collection nationale qui est intéressante car elle représente 220 ans, c’est-à-dire notre histoire sur une longue période.
Et je me suis dit que ce serait intéressant de regarder les artistes femmes. En lisant deux siècles d’histoire j’ai réalisé à quel point le changement est lent : c’est ça qui m’a le plus marquée. Je n’ai fait que 200 ans mais je suis certaine que si nous remontons à 500 ans il y a toujours eu des gros combats sociaux pour les droits des femmes. On se rend compte que c’est vraiment des fluctuations c’est-à-dire que ça va aller mieux puis il va y avoir un backlash, ça va retomber puis il y aura un nouvel activisme qui va faire remonter la situation des femmes. Je pense que c’est cela qui m’a le plus marquée et qui m’a convaincue que chaque personne doit utiliser les outils ou la position qu’elle a dans son travail ou son groupe social pour essayer de faire avancer le changement plus rapidement.
C’est donc à partir de ce moment où, en tant que curatrice, j’ai pris la décision d’être vraiment proactive pour l’égalité des femmes dans l’art mais aussi dans la société. Dans toutes mes opportunités j’essaye vraiment de soutenir les artistes femmes et ce, au moins jusqu’à l’égalité. Mais jusqu’à ce moment, c’est important pour moi de donner tout ce que je peux pour que cela aille un peu plus vite. »
Avez-vous sélectionné des artistes tchèques pour certains de vos projets ?
« Je connais des artistes tchèques dans d’autres domaines ainsi que des artistes historiques. Dans ma présentation d’hier, j’en ai mis quelques-unes mais j’en ai encore plus dans mon dossier. Je m’intéresse beaucoup aux artistes de chaque lieu où je vais et il y a eu des femmes très fortes dans l’art tchèque. Par exemple hier je montrais une œuvre d’Annelies Strba, une artiste qui a fait des performances très fortes et c’est intéressant parce qu’elles parlent aussi d’une situation dans leur pays à un moment clé et aussi de la position des femmes dans ces contextes. »
D’après vous, pourquoi les artistes femmes sont toujours moins représentées et donc moins connues que les hommes aujourd’hui ?
« La première raison c’est leur manque de représentation dans les musées, les galeries, les magazines d’art c’est-à-dire dans la sphère publique. Si on ne voit pas les artistes dans les musées, à la télévision ou dans les magazines, on ne peut pas les connaître quand on n’est pas historien d’art. Et ce n’est pas le cas parce que d’une part les personnes qui sont dans ces positions ne sont pas alertes à ce sujet mais aussi parce que les historiens n’ont pas écrit sur les femmes en tout cas jusqu’à très récemment.
Depuis l’an 2000 cela change, des historiens et historiennes écrivent beaucoup sur les femmes mais jusqu’à cette période, et encore aujourd’hui, il y a eu peu d’inclusion des artistes femmes dans les récits d’histoire. On appelle cela le déni d’Histoire, c’est-à-dire que quand il écrit sur un mouvement artistique ou sur une période, l’historien va parler pendant 99% du temps d’hommes et ne va pas inclure les artistes femmes soit parce qu’il n’était pas au courant soit parce qu’il ne le voulait pas. Si les curateurs n’ont pas de données ou de textes d’histoires pour connaître la personne, ils ne l’incluront pas dans l’exposition.
C’est donc la deuxième strate et la troisième c’est qu’il y a eu énormément d’artistes femmes très connues à chaque période de l’Histoire, il y a un nombre infini d’artistes femmes talentueuses mais comme les historiens n’ont pas écrit sur elles et que les institutions n’ont pas montré leurs œuvres, il y a eu un problème d’archives. Nous n’avons pas de bonnes photos, nous ne savons pas où elles sont donc nous avons aussi ce problème, si nous connaissons une artiste historique, de retrouver ses œuvres. C’est vraiment un cercle vicieux en trois temps. Il faut toujours avoir cette perspicacité de penser à l’égalité et à la diversité. Ce sont les deux points importants car nous pouvons parler du bon essor de la représentation des femmes mais ce sont souvent des femmes blanches.
Donc nous ne pouvons pas dire que l’égalité des femmes est complète si nous ne parlons que des femmes blanches et ça c’est la nouvelle approche du féminisme, c’est d’être vraiment plus alerte sur le fait que si on combat une inégalité, ce n’est pas pour en accepter une autre. »