Cinq ans après #MeToo : l’antiféminisme trouble la fête

En octobre dernier, #MeToo fêtait les cinq ans de sa notoriété. Dénonçant les violences sexuelles, ce mouvement s’est propagé dans le monde en 2017. Mais la Tchéquie l’a accueilli tardivement, notamment en raison des rhétoriques antiféministes qui agitent le pays. 

« Ma voix est un flocon de neige dans l’avalanche qui vous engloutit » écrit Virginie Despentes dans Cher Connard, son dernier roman. Par ces mots, l’écrivaine illustre la façon dont les femmes soulèvent, depuis plus de dix ans, la chape de plomb. En effet, la première campagne #MeToo est lancée en 2006 par Tarana Burke, une travailleuse sociale afro-américaine. Cette année-là, elle crée à New-York l’association éponyme pour lutter contre les violences sexuelles envers les enfants noires.

Ce n’est qu’en octobre 2017 que le slogan #MeToo se mondialise, grâce aux témoignages de plusieurs actrices américaines. La version française du terme, connue sous le nom de « Balance ton porc », émerge alors dans l’Hexagone. Mais en Tchéquie, ni avalanche ni intempéries. Il faut attendre mai 2021 pour que le pays soit secoué par son premier scandale #MeToo – congédiant de fait l’ex-député TOP 09 Dominik Feri. Pour Eva Svatoňová, chercheuse en sciences politiques et en études de genre à l’Université Charles de Prague, cette inertie est due à une méconnaissance des revendications féministes.

Eva Svatoňová | Photo: Eva Svobodová,  ČRo

« En Tchéquie, le féminisme a toujours été décrit comme étant pour les femmes blanches, de classes supérieures, qui viennent de l’étranger et qui veulent interdire aux hommes de leur ouvrir la porte. C’est vu comme un faux problème, une question sans importance. »

Pour cette raison, la société tchèque n’a pas réservé un accueil particulièrement favorable au mouvement #MeToo.

« Pour beaucoup, #MeToo ne cherchait qu’à dénoncer individuellement les hommes afin de ruiner leurs vies. Et on pensait que ratifier la Convention d’Istanbul donnerait un outil aux femmes pour qu’elles puissent les détruire aux yeux de tous. »

Élaborée pour combattre les violences faites aux femmes, cette convention est un traité international imposant un cadre juridique aux membres du Conseil de l’Europe. Et puisque la société tchèque – qui est loin d’être la seule – a tendance à amalgamer les différentes revendications féministes, ce texte a été balayé d’un revers de main.

Source: Conseil de l’Europe

« Il y a eu des manifestations, des pétitions à son encontre. Des groupes catholiques ou d’extrême droite ont mis la pression au gouvernement pour que la convention ne soit pas ratifiée. Elle ne l’est toujours pas. Et le mouvement #MeToo a souvent été vu, par les opposants au féminisme et aux études de genre, comme similaire à la Convention d’Istanbul. Ils étaient considérés comme une dangereuse idéologie du genre venue de l’étranger pour corrompre la société tchèque. »

Racines profondes

Eva Svatoňová explique les fondements historiques dont découle cet amalgame :

« Dans les années 1950, le régime communiste était très anti-démocratique. C’était une dictature très dure. Mais après la mort de Staline et plus précisément dans les années 1960, le contexte s’est allégé. Des sexologues ont pu travailler sur le plaisir féminin, c’était très progressiste. Les sociologues tchécoslovaques ont permis de décriminaliser l’homosexualité et des crèches ont été ouvertes. Donc, en un sens, il y a eu des avancées vers l’égalité des genres. Néanmoins, tout se passait du haut vers le bas, les autorités donnaient juste un peu plus de libertés. Les groupes féministes restaient illicites parce que le débat démocratique était interdit. Tout était réprimé. »

En 1968, les chars soviétiques écrasent le Printemps de Prague. L’invasion entraîne un régime sévère dit de « normalisation » qui met fin au « socialisme à visage humain » prôné par les communistes réformistes. Les progrès vers la fin des rôles traditionnels de genre, pourtant à l’œuvre la décennie précédente, sont interrompus.

« Les autorités ont réalisé que les jardins d’enfants coûtaient beaucoup d’argent. Une idéologie nataliste a donc été promue par les sexologues. Les femmes devaient rester à la maison le plus longtemps possible alors que, dans les années 1960, l’égalité au sein du couple était promue. Dépourvu de moyens, l’État est revenu à cette structure familiale traditionnelle. »

« Et depuis la révolution de 1989 règne un fort sentiment antiféministe. Il a été quelque peu dupé par l’anticommunisme. Pour les antiféministes comme pour les spécialistes des études de genre, le féminisme était un nouveau ‘isme’. Personne ne voulait être étiqueté de la sorte parce que cela s’apparentait à une nouvelle idéologie. Et ils avaient besoin de temps pour y réfléchir. »

Idéologie de genre

Au début des années 2010, la théorisation de « l’idéologie de genre » donne un nouveau souffle aux mouvements antiféministes. Par ce terme, les militants désignent des pratiques jugées déviantes voire dangereuses pour leur société. Les actions en faveur de l’égalité des genres ou les droits des personnes LGBTQIA sont notamment visées.

« L’idéologie de genre a été apportée par des intellectuels pro-américains et néo-libéraux qui voulaient l’instauration du libre marché en Tchéquie. Ils ont grandi dans des familles catholiques et, après la révolution, pensaient qu’une économie de marché était nécessaire pour éviter une autre dictature communiste. Ils parlaient d’une manière très spécifique des études de genre : ce serait une idéologie qui utiliserait l’argent de l’État afin de créer une idéologie de genre encore plus puissante… Cette seconde idéologie prendrait encore plus d’argent à l’État parce que ses partisans, incapables de trouver un travail convenable, dépendraient toujours de l’argent public. »

Son succès n’est pas immédiat mais elle gagne en popularité pendant la crise des réfugiés de 2015. Cette année-là, les mouvements réactionnaires établissent un parallèle entre l’idéologie de genre et la théorie du grand remplacement. Si selon la première, les homosexuels menacent de remplacer la population dite « normale », la seconde considère que ce rôle revient aux immigrés.

Le terme « idéologie de genre » rencontre ainsi un certain succès auprès de l’extrême droite et des sphères conspirationnistes. Mais surtout, en raison de la proximité entre les mouvements conservateurs et les politiciens, elle réussit à s’ancrer institutionnellement.

« Quand j'ai interviewé des militants antiféministes pour mes recherches, ils étaient activistes ou lobbyistes. Maintenant, certains sont assistants de politiciens dans la coalition gouvernementale. Et ils ont de l’influence. L’un des exemples les plus frappants est celui de ‘Alliance pour la famille’. Sa présidente est mariée avec un des intellectuels néolibéraux dont j’ai parlé tout à l’heure. Très influencé par ‘La Manif pour Tous’, ce groupe est fondamentalement contre le mariage homosexuel. Ils ont donc rédigé un compte-rendu citant beaucoup d’études universitaires pour dire que les enfants des familles monoparentales souffraient. Mais le sens de ces articles a été détourné. Ils provenaient de personnes favorables au mariage pour tous, mais le groupe a isolé des phrases et s’en est servi pour appuyer son propos. Ensuite, ce rapport a été envoyé aux politiciens qu’ils connaissaient. Quelques temps après, ces derniers ont suggéré que le mariage soit défini dans la Constitution comme une union entre un homme et une femme. Et c’était exactement le même compte-rendu que celui de cette ‘Alliance pour la famille’. Donc oui, ils sont très connectés. »

Influence

Et quand ces groupes n’ont pas de liens avec des partis politiques, Eva Svatoňová explique que leurs connexions se font avec l’Église catholique. Même si, en 2019, près de 70% des Tchèques se disaient athées, cette dernière reste une institution puissante.

« Je dirais qu’elle continue d’influencer une certaine partie des catholiques... Après, c’est important de ne pas mettre tous les catholiques dans la même case. Certains sont progressistes et ne sont pas d’accord avec les représentations officielles, y compris des prêtres. Mais en général, les évêques sont contre les féministes et les droits LGBT. Et puisqu’ils proviennent d’une institution officielle, ils seront repris par les médias dès qu’ils diront quelque chose de controversé. Je pense que c’est aussi fait pour séduire des personnes antiféministes ou homophobes, leur dire que même si tout se libéralise elles peuvent encore s’exprimer quelque part. »

Eva Svatoňová explique que l’Église catholique tchèque s’est inspirée du modèle polonais. Car l’antiféminisme est un mouvement transfrontalier, qui s’exprime au-delà de la Tchéquie.

Photo illustrative: Wedding Photography,  Unsplash

« En Pologne, l’Église catholique a été très forte. Dès la fin de la révolution, elle a endoctriné les enfants à l’école, cherché à se connecter à l’État, à influencer les politiciens. Simultanément, l’Église tchèque se battait encore pour ses monuments, comme si elle avait dormi trop longtemps. À son réveil, elle s’est rendu compte que personne n’allait à l’Église alors ses membres se sont dit « ok, soyons homophobes ! ». Pas d’une manière si explicite, mais je pense qu’elle est impressionnée par le succès de l’Église catholique polonaise. »

La dynamique est similaire pour la Convention d’Istanbul. Dans la région, le texte n’a été ratifié ni par la Hongrie, ni par la Slovaquie.

Photo illustrative: Nathan Dumlao,  Unsplash

« C'est important de dire qu'il n'y a pas eu un fort mouvement d'opposition citoyenne qu’en Tchéquie, que ces mouvements antiféministes ne proviennent pas spontanément des Tchèques. C'est une idéologie transnationale commune à plusieurs pays et qui influence les gens localement. Il y a cette association qui s'appelle ‘Inspiration d'Europe centrale’ qui dit que Tchéquie, Slovaquie, Pologne et Hongrie sont quatre pays forts ayant les mêmes directions idéologiques. C’était déjà visible pendant la crise des réfugiés : ces pays ont protesté contre les quotas de réfugiés et ont refusé d’ouvrir leurs frontières. En Europe centrale, ‘Europe de l’Est’ est devenu un gros mot. Elle est considérée comme arriérée, sous-développée. À l’inverse, ‘l’Europe de l’Ouest’ incarne un idéal de progrès. Mais ici, on ne s’identifie à aucune des deux : nous ne sommes pas aussi arriérés que l’Est et pas aussi dégénérés que l’Ouest. Nous aimons encore notre famille traditionnelle et nos valeurs conservatrices. L’Europe centrale est devenue une sorte de marque de fabrique dans la région, et j’ai le sentiment qu’une certaine fierté l'accompagne. »