A Prague, le lycée Minerva, à la pointe de l’émancipation des filles au XIXe siècle
Il y a 90 ans, le lycée Minerva à Prague obtenait enfin son propre bâtiment, plus de 40 ans après sa création. Sa particularité ? Il était le tout premier lycée destiné aux jeunes filles à avoir été créé en pays tchèques au tournant du siècle. De ses rangs sont sorties diplômées de grandes figures de l’élite féminine comme la journaliste et écrivaine Milena Jesenská ou la toute première femme médecin en Bohême, Anna Honzáková.
Un nom est à retenir en lien avec l’accès à l’éducation et l’émancipation des filles en pays tchèques au XIXe siècle : Eliška Krásnohorská, poétesse, écrivaine, créatrice du magazine féminin, Ženské listy et auteure d’un essai consacré à la Question des femmes en pays tchèques.
Cette femme est une des figures marquantes du mouvement féministe en Bohême, inextricablement lié au mouvement patriotique d’émancipation des Tchèques en tant que nation. Dans cette effervescence fin de siècle de revendications diverses, c’est elle qui est à l’origine de l’idée de créer un lycée destiné aux jeunes filles, comme le rappelle Markéta Štěpanová de l’ONG Gender Studies :
« Elle a fondé une association pour la création du lycée Minerva. A l’origine, Eliška Krásnohorská souhaitait qu’il s’agisse d’un établissement public. Elle a également lancé une pétition qui a réussi à rassembler près de 5 000 signatures et qu’elle a transmise à la Diète d’empire. Malheureusement, au sein de l’immense empire austro-hongrois, 5 000 signatures au bas d’une pétition venue de Prague ne pouvaient guère avoir d’impact. Elle a fini par renoncer à l’idée d’une école publique et a décidé de demander l’autorisation de créer un lycée privé. »
Le lycée Minerva voit donc le jour et est ouvert le 16 septembre 1890. Et dès le début, la barre est mise très haut : inspiré du cursus de lycée classique, les jeunes filles font du latin, puis du grec ancien. Elles ont des cours de tchèque, de mathématiques, de physique, de sciences naturelles, d’histoire, de géographie et de religion. En outre, elles font du sport et peuvent choisir des options, comme l’allemand, le chant, à partir de 1893, le français, mais aussi la sténographie – en vue d’un éventuel métier.
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« Eliška Krásnohorská était très consciente – et elle n’était pas la seule – de l’importance d’une bonne éducation pour les filles. Il faut se rappeler qu’à l’époque, les femmes qui restaient célibataires – ce qui a d’ailleurs été le cas d’Eliška Krásnohorská – n’avaient ensuite guère de moyens de subsistance. C’est une époque où les femmes n’étaient pas libres de leurs mouvements dans l’espace public : elles ne pouvaient pas sortir seules, louer un appartement ou prendre le train sans chaperon. Ce n’était pas forcément interdit formellement, mais disons que cela ne se faisait pas. Pour Eliška Krásnohorská, l’éducation était donc primordiale. Il existait certes des écoles secondaires pour les filles mais aucune ne leur permettait d’obtenir le baccalauréat, sésame nécessaire pour faire des études supérieures. »
Une fois passé le cap de la création d’un lycée de jeunes filles, le combat pour l’émancipation ne s’est pas arrêté là. Munies de leur baccalauréat qui les rendait égales aux garçons à l’issue du cycle secondaire, les jeunes diplômées se voyaient toutefois bloquées dans leur avancée : la route a en effet encore longue pour qu’elles puissent bénéficier du droit de suivre des études supérieures, et surtout de passer des examens, comme le rappelle Markéta Štěpanová :
« Les bachelières du lycée Minerva sont longtemps restées rares dans les universités. Il y a évidemment beaucoup d’anecdotes relatant comme étudiants et professeurs les regardaient de travers quand elles finissaient par rejoindre les bancs de la fac. Ça a été un combat permanent, un long processus : au début elles n’avaient le droit de venir qu’en auditrices libres, sans pouvoir passer les examens. Les facultés leur ont ouvert leurs portes mais lentement et progressivement, mais ça a bien mis 30 ans à compter de la création de Minerva. Par exemple, elles n’accèdent aux études de droit qu’après 1918. »
Un domaine comme la médecine, par exemple, est longtemps resté le pré carré des hommes. Si en 1849, aux Etats-Unis, Elizabeth Blackwell devient la première femme médecin au monde, il faut attendre le tournant des XIXe-XXe siècles pour que les femmes puissent étudier la médecine dans l’empire d’Autriche-Hongrie : ainsi, le 17 mars 1902, Anna Honzáková devient la première femme promue médecin à l’université Charles-Ferdinand de Prague. Elle aussi est passée par le lycée Minerva, tout comme la future journaliste et écrivaine, compagne de Kafka, Milena Jesenská, Alice Masaryková, la fille du premier président tchécoslovaque, Marie Zdeňka Baborová, botaniste et zoologiste et première femme tchèque à devenir docteure en philosophie, et bien d’autres encore.
Evidemment, le lycée Minerva était réservé à une élite qui en avait les moyens, car les études étaient payantes, même si l’association qui le chapeautait parvenait aussi à proposer des bourses :
« L’intérêt était immense, et notamment du côté des jeunes filles. Les capacités d’accueil n’ont cessé d’augmenter, le lycée a dû déménager dans plusieurs endroits de Prague avant d’avoir son propre bâtiment. Imaginez cette situation : il existait un seul lycée à Prague pour accueillir les jeunes filles de tout le pays ! Cela a permis fait évoluer les mentalités : après le rejet premier du projet, on s’est rendu compte que les jeunes filles y arrivaient très bien. Le cycle à Minerva durait quatre ans. Les garçons, eux, pouvaient suivre un cycle de lycée beaucoup plus tôt dans leur scolarité. Donc pour passer un bac général, les filles devaient absorber autant de connaissances mais sur un temps beaucoup plus court que les garçons. On a bien vu qu’elles – et leur cerveau ! – en étaient capables. »
Si le démarrage a été lent en pays tchèques, l’émancipation des jeunes filles et des femmes a connu un coup d’accélérateur particulièrement important avec la chute de l’empire d’Autriche-Hongrie et la création de la Première République tchécoslovaque le 28 octobre 1918 : soudain, les femmes, de plus en plus éduquées grâce, notamment au lycée Minerva, pour certaines d’entre elles très engagées dans le mouvement patriotique tchéco-slovaque, parviennent à obtenir de surcroît un droit qui ne sera accordé que bien plus tard à leurs consœurs de certains pays occidentaux comme la France : le droit de vote dès le début de l’année 1920.
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