Alain Robbe-Grillet : le témoignage des archives

Alain Robbe-Grillet

La disparition de l’écrivain français Alain Robbe-Grillet a éveillé beaucoup de souvenirs chez ses lecteurs tchèques et aussi chez les journalistes de Radio Prague. Le pape du Nouveau roman avait eu beaucoup de lecteurs en Tchécoslovaquie et la majorité de ses livres avait été traduite en tchèque. C’est dans notre pays qu’il a pu réaliser aussi en partie, sa deuxième vocation, celle de cinéaste.

Alain Robbe-Grillet est venu à plusieurs reprises en Tchécoslovaquie et ensuite en République tchèque, et a donné plusieurs interviews à Radio Prague. Nous l’avions interviewé notamment en 2002 lors de sa participation au Festival des écrivains et aussi, l’année suivante, lors de sa participation à l’Ecole d’été de cinéma de Uherské Hradiště. Voici quelques extraits de ces entretiens dans lesquels il sera question entre autre des films «L’année dernière à Marienbad» et «L’homme qui ment» mais aussi par exemple de Franz Kafka et de Milan Kundera. En 2002 Alain Robbe-Grillet a présenté en personne le film «L’Année dernière à Marienbad» au public pragois :

'L’Année dernière à Marienbad'
« Je précise que j’ai fait beaucoup plus qu’écrire le scénario de ‘Marienbad’. J’ai écrit un découpage. Ce n’est pas un scénario, c’est directement la description d’un film imaginaire que j’ai fournie à Alain Resnais. C’était la description d’une histoire imaginaire comme si c’était déjà un film et pas un scénario. Et Resnais a accepté ça, ce qui est rare de la part d’un réalisateur. Les réalisateurs préfèrent un scénario. J’avais donné au film ce titre, ‘L’Année dernière à Marienbad’, mais je ne pensais pas du tout à Mariánské Lázně que je ne connaissais pas. Je connaissais la ville mythologique de Marienbad par Goethe et par d’autres écrivains puisque c’était une espèce de lieu magique du centre de l’Europe en Bohême. »

La Tchécoslovaquie socialiste a offert à Alain Robbe-Grillet une possibilité unique de réaliser ses projets cinématographiques sans être trop limité par les impératifs du marché :

« J’ai tourné dix films dont deux en Slovaquie. Donc, c’était des coproductions franco-tchécoslovaques, mais tournées en Slovaquie. C’était même pour ces films-là, en particulier pour le premier, ‘L’homme qui ment’, que les accords de coproduction entre la France et la Tchécoslovaquie ont été signés. Donc c’était des films qui avaient la double nationalité, française et tchécoslovaque. Il existe de ‘L’homme qui ment (Muž, ktorý luže)’ une version française, une version slovaque et je crois une version tchèque aussi. »

Avez-vous eu la possibilité de réaliser vos intentions dans les conditions de cinéma socialiste ?

« C’était formidable, le cinéma socialiste, parce qu’on ne s’occupait pas de la rentabilité. Dans le cinéma capitaliste, il faut que le public vienne. Dans le cinéma socialiste, ça n’avait aucune importance. On faisait ce qu’on voulait. Et d’ailleurs, j’ai fait ensuite un autre film qui s’appelle ‘L’Eden et après’ (Eden a potom) qui a été tourné aussi dans de très bonnes conditions du point de vue du réalisateur parce qu’absolument personne n’intervenait pour dire qu’il faudrait être plus commercial. Il y avait une quantité de choses déplorables dans le régime communiste mais il y avait aussi quelques petits côtés qui étaient favorables, en particulier donc le cinéma socialiste … (rires). »

En réalité le séjour d’Alain Robbe-Grillet en Slovaquie n’a pas été aussi idyllique. Si le tournage de ses films était sans problème, il n’a pas évité un incident douloureux qui lui a fait connaître de près la police communiste. Il s’en était d’ailleurs confié au micro de Magdalena Hrozínková :

«J'y ai tourné un deuxième film après l'invasion. C'était une époque assez tendue. La normalisation ne s'est pas imposée d'un jour à l'autre, mais peu à peu. J'ai tourné en Slovaquie un an après l'invasion des troupes du Pacte de Varsovie, donc en août 1969. La police cherchait des bagarres, craignait les manifestations. Je rentrais tard la nuit, les policiers m'ont agressé, ils m'ont cassé toutes les dents... Comme j'avais été officiellement invité, un fonctionnaire communiste m'a dit : ils ne vous ont pas reconnu. Pour moi, c'était une phrase assez inquiétante.»


Lors du festival des écrivains en 2002 Alain Robbe-Grillet a dit que son principal apport à la littérature avait été de faire connaître en France l’écrivain Franz Kafka. Il a parlé de cet auteur aussi au micro de Radio Prague :

«Quand j’ai commencé à écrire des romans, j’avais lu Kafka, j’avais lu Faulkner, Joyce, Borges et j’avais lu ‘L’Etranger’ de Camus et ‘La Nausée’ de Sartre, et j’écrivais dans la succession d’une évolution de la littérature. Quand après, la critique s’est mise à me reprocher de ne pas écrire comme Balzac, j’étais très étonné parce que, évidemment, le monde et la littérature avaient changé depuis Balzac.»

Vous parlez souvent de Franz Kafka. Y a-t-il des affinités entre cet écrivain et vous ?

«Ah oui, cela a été sûrement pour moi une œuvre très importante.»

A-t-il exercé une influence littéraire sur vous ?

«C’est difficile à dire qui vous a influencé ou pas. Mais c’est probable en effet. Je l’ai énormément lu quand j’étais jeune. J’ai continué à le lire après avec une très grande passion. Il est très probable qu’il m’a influencé….»


Alain Robbe-Grillet avouait connaître très peu la littérature tchèque à part « Le Brave soldat Chveïk » de Jaroslav Hašek. Il a contribué cependant au succès en France de Milan Kundera et notamment de son roman « La Vie est ailleurs ».

« C’est moi qui ai fait venir Kundera en France puisque je lui ai fait donner le prix Médicis qui était un prix que j'avais fondé et dans lequel j’avais une grande importance. C’est un organisme qui décerne un prix pour un écrivain français, et un prix pour une traduction d’écrivain étranger. Et donc j’avais fait donner ce prix à un livre très connu de Kundera, dont j’ai oublié le titre. C’est pour recevoir ce prix qu’il est venu en France. Et il est resté. Il en a profité pour ne pas retourner dans ce pays communiste qu’il haïssait. Il faut dire que souvent il développe une espèce de détestation de l’endroit où il vit. Je crois que maintenant qu’il vit en France, il déteste la France. Ce n’est pas un écrivain heureux. »