Alexis Jenni : « La Tchéquie, elle aussi, a un passé lourd »
« Si l’on ne considère pas son passé, le présent est impossible. Tous les peuples européens ont un problème avec leur passé. La Tchéquie ne fait pas exception, » dit l’écrivain Alexis Jenni dont le roman « L’Art français de la guerre » a obtenu en 2011 le prix Goncourt. Ce livre qui évoque entre autres l’histoire militaire de la France du dernier demi-siècle a été traduit en tchèque par Danuše Navrátilová et publié aux éditions Argo. L’auteur lui-même est venu à Prague pour présenter son œuvre et a répondu, à cette occasion, aux questions de Radio Prague. Voici la seconde partie de cet entretien :
Votre livre évoque une importante partie de l’histoire de France. Pouvez-vous résumer quelle est l’image que le livre donne de la France, de sa politique militaire et de sa politique en général ?
« Ça raconte donc l’histoire qui commence en 1940 lorsque la France a perdu a la guerre. La France a disparu, la République française est remplacée par l’Etat français. C’est autre chose. Et puis, à partir de 1942-43, il y a une sorte de renaissance de la France, de la France libre, autour du général de Gaulle et la reconstitution de l’armée française. La France se rétablit et en 1945 la France libérée veut récupérer son empire qui a un rôle important parce que c’est ce qui fait de la France une puissance mondiale. Donc, on essaie de récupérer l’empire d’une façon très brutale avec une répression de toutes les agitations sociales dans l’empire. Normalement ça aurait du suffire, mais non, cela débouche sur deux guerres coloniales successives et la France les perd. La France n’a pas pu finalement garder cet empire. A mon avis, il y a eu une sorte d’aveuglement du gouvernement français qui a essayé de garder cet empire par la force en espérant que l’étalage de la force suffise à garder l’empire. Mais pas du tout puisque ce n’était pas dans le sens de l’histoire. Les Anglais l’ont bien compris puisqu’à partir du moment où les troubles ont éclaté dans les colonies anglaises, ils les ont lâchées. Voilà, c’est le pragmatisme anglais.Mais en France, on a essayé de garder les choses par la force ce qui a été totalement inefficace. Et c’était dramatique. Il me semble qu’il y a quelque chose dans l’esprit français qui essaie d’imposer quelque chose par la force contre la réalité, alors que ce n’est pas du tout une façon efficace de voir les choses. Les problèmes sociaux en France, on essaie de les régler aussi par la force, par la force policière cette fois-ci. Et c’est totalement inefficace. Et on n’essaie pas de réfléchir sur les sources de ces problèmes, comment ça fonctionne, on essaie tout simplement de réprimer par la force et on dit de tous les gens qui essaient de réfléchir et de négocier qu’ils sont laxistes, qu’ils cèdent, qu’ils capitulent, etc. Alors, du coup il y a une sorte d’escalade de la violence et de la force, mais qui ne mène à rien, qui ne mène à aucune solution possible. »
Vous mettez donc dans ce contexte aussi les descentes de police dans les banlieues des villes françaises, ce qui est un phénomène contemporain ?
«Tout à fait. Alors, c’est quelque chose qui a été un petit peu mal compris. Je me souviens d’un journaliste qui a dit : ‘Oui, la police qui vient arrêter un dealer dans une cité, il compare ça à une opération militaire en Algérie, mais c’est complètement faux.’ Mais je n’ai pas dit ça. Ce que j’ai dit, c’est qu’il y eu des opérations de grandes envergure où l’on voyait carrément des policiers par dizaines très bien équipés qui venaient arrêter des gens comme ça, au petit matin, dans une cité, et le lendemain, on se rendait compte que ce n’étaient pas des dealers. Ils ont été tous relâchés parce qu’on n’avait aucune preuve contre eux. Donc du coup, ce n’est pas la police qui vient arrêter des dealers, c’est à un moment donné des colons presque armés qui viennent envahir une cité et arrêtent les gens un peu au hasard. Et à la fin, on n’a arrêté personne d’important. Donc du coup, on a tout perdu parce qu’on n’a pas arrêté les vrais délinquants et on a manifesté une force excessive qui ne fait que créer des tensions. Je trouve que c’est très bien qu’on arrête les délinquants. Mais il faut y mettre les moyens véritablement. L’étalage de la force contre les gens qui ne sont pas coupables, c’est absurde. Ça n’a aucun sens mais ça a été fait dans les colonies. C’est ce qu’on faisait en Algérie. On envahissait des villages, des villes, on arrêtait des gens en masse, on les interrogeait, on arrêtait tout le monde et on interrogeait tout le monde. Et à la fin, c’était une violence extrême qui était appliquée à des gens qui n’avaient rien fait de spécial. Donc la méthode est totalement absurde, inefficace et même contre-productive. »
Votre livre a été traduit en tchèque. Pourquoi, nous, lecteurs tchèques, devrions le lire ?
«Aha, on peut dire qu’il y au moins deux raisons. Il y a un côté roman d’aventures dans ce livre. C’est-à-dire qu’à un moment donné des gens normaux pris dans une histoire extraordinaire se mettent à vivre des choses extraordinaires. Ils partent au bout du monde, ils voient des choses incroyables, inattendues, etc. J’ai vraiment voulu écrire, au moins pour la moitié du livre, une sorte de roman d’aventures plein de sang, de violence, d’exotisme, etc., parce que c’était aussi ça, cette histoire. Et puis d’un autre côté, je pense que tous les peuples européens ont un problème avec leur passé, le passé qui pèse, dont on ne veut pas vraiment connaître les détails et qu’on préfèrerait oublier. Mais en fait, il est toujours là. Je pense que la Tchéquie ne fait pas exception. La Tchéquie a aussi un passé difficile, un passé lourd, complexe, contradictoire et paradoxal et j’imagine que depuis les années 1990 on essaie d’oublier tout ça. On essaie de le mettre derrière en disant, oui, voilà, c’est du passé, c’est terminé. Mais en fait le passé est toujours là, parce que les gens qui l’ont vécu sont là, parce que les lieux sont toujours là, parce que le passé est toujours dans la façon de dire les choses. Comme je ne connais pas le tchèque je ne peux rien en dire, mais je sais qu’en français il y a des tas de mots qu’il est difficile d’employer parce qu’ils sont chargés de cette violence-là. J’imagine que c’est pareil en tchèque. Et c’est valable en espagnol, c’est valable en allemand. Il y a des tas de mots qui ont été utilisés pendant les périodes sombres de l’histoire, qu’on ne peut plus utiliser innocemment. Parce que qu’il y a tout un poids de violence dedans. Et je pense que même si l’histoire de tous les pays européens est différente, nous avons tous un passé douloureux auquel nous essayons d’échapper, mais qui nous poursuit toujours. »