Alexis Jenni : Raconter le passé complexe qui pèse sur notre présent

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L’Art français de la guerre – tel est le titre du livre qui a obtenu en 2011 le prix Goncourt. Ce roman historique évoque la Deuxième Guerre mondiale, la Guerre d’Indochine et la Guerre d’Algérie et confronte ce passé guerrier de la France avec les conflits sociaux présents. Grâce aux éditions Argo nous disposons désormais d’une traduction tchèque de ce roman. Son auteur Alexis Jenni est venu à la foire Le Monde du livre à Prague pour présenter son roman aux lecteurs tchèques. Il l’a présenté aussi à Radio Prague. Voici la première partie de cet entretien :

Alexis Jenni,  photo: Nonopoly,  CC BY-SA 3.0 Unported
Avant de publier « L’Art français de la guerre » vous avez écrit d’autres textes refusés par les éditeurs. Il y a une grande différence entre la qualité de ces textes et le livre qui vous a finalement lancé dans le monde littéraire ?

« Oui, je crois. Je pense que les éditeurs ont fait leur travail, c’est-à-dire qu’ils ont refusé des textes qui n’étaient pas vraiment publiables. Que s’est-il passé ? Je pense que j’ai beaucoup appris. Finalement, cela prend du temps pour arriver à trouver la forme qui convient. Pendant des années j’ai été persuadé qu’il fallait que je sois un écrivain contemporain, expérimental, etc. Et puis, quand j’ai commencé ce livre-là, je me suis dit que j’avais envie de faire un livre qui me convenait, qui me plaisait, qui soit un roman assez romanesque, avec des personnages et des actions, parce que finalement quand on lit un livre, ce qu’on aime c’est de tourner les pages et s’inquiéter pour les personnages. Donc du coup je me suis lancé dans un roman qui avait une facture un peu classique, non pas parce que je ne sais faire que ça, mais parce que je me suis dit qu’après avoir beaucoup expérimenté, le classique, au fond, ça a du bon. »

Pourquoi ce titre ? Pourquoi avez-vous intitulé ce livre « L’Art français de la guerre ?

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« C’est une référence au livre chinois qui s’appelle ‘L’Art de la guerre’ de Sun Tzu qui est un livre de stratégie taoïste que je connais bien, que je lis depuis longtemps et qui me passionne. Voilà, les vieux livres chinois m’intéressent beaucoup. A un moment donné j’ai eu cette idée qu’il existait l’art de la guerre chinois et puis un art particulier, l’art français de la guerre. Mais dans mon choix il y avait un peu d’ironie. Parce que souvent en France on insiste beaucoup sur les choses qui sont françaises, sur les idées françaises, sur telles choses qui seraient une invention française. Alors là, c’était un art de la guerre spécifiquement français, qui ne fonctionne pas très bien, mais qui est très glorieux, qui a beaucoup de panache, comme on dit, c'est-à-dire une façon de montrer sa force même si ce n’est pas efficace. »

Le livre embrasse beaucoup de thèmes. Pouvez-vous dire quel est son thème principal ou ses thèmes principaux ?

« Il y a un thème qui est un peu l’histoire collective des Français, c’est à dire cette histoire des cinquante dernières années qui est très complexe et très violente. Et j’essais d’un côté de raconter cette histoire de façon romanesque, et d’un autre côté, de réfléchir sur l’écho contemporain de cette histoire, sur les conséquences contemporaines de cette histoire. Et ces conséquences, ce sont les violences et les troubles qui agitent la France, des violences sociales assez graves et étranges qui sont issues, à mon avis, de cette histoire mal racontée. »

Dans votre livre vous racontez l’histoire de deux hommes d’âges différents qui se rencontrent et deviennent très proches. Est-ce que les sorts de ces deux hommes sont en quelque sorte complémentaires ?

« Oui, je voulais raconter l’histoire du passé et du présent en même temps, l’histoire des conséquences du passé et l’histoire des origines du présent. Donc j’ai inventé deux personnes : un personnage qui a vécu des choses dans le passé et qui, dans le présent, est un vieux monsieur, et un personnage qui est plus jeune d’une façon assez vague, et qui est dans le présent. Et le lien amical qui se noue entre eux, c’est un lien finalement entre un présent un petit peu perdu qui va essayer de récupérer, de retrouver son passé. Leur relation qui se construit peu à peu entre eux, c’est une relation avec le passé qui se reconstitue peu à peu. Et mon idée, c’est que si l’on ne considère pas son passé, si l’on ne le regarde pas clairement, le présent est impossible. Mais ça, c’est quelque chose qui est valable pour l’individu comme pour la société. Même si le passé est violent, si l’on ne le regarde pas, si l’on ne sait pas le raconter clairement, il va te peser perpétuellement. »

Y-a-t’il donc dans ces deux personnages quelques chose de typique pour les Français d’aujourd’hui ?

« Oui, il y a cette espèce d’amnésie étrange. Ce qui est extraordinaire, c’est que ce passé des guerres coloniales est relativement ignoré des Français dans le détail. On ne sait pas exactement ce qui s’est passé mais on y pense toujours et ça pèse toujours. On sait que ça a été très violent mais on ne sait pas exactement quoi. Donc on ne le comprend pas et on le caricature. Soit on le caricature en positif, soit on le caricature en négatif. Soit on dit que la glorieuse armée française a essayé de défendre l’intégrité de la République, soit on dit que c’étaient des salauds qui ont torturé pour soutenir le pouvoir colonial, mais ces deux visions sont absurdes, l’une et l’autre. Elles sont fausses. Il s’est passé quelque chose qui était violent mais qui était complexe. Mais on ne le sait plus et on ne veut plus le savoir. Mon travail c’était ça aussi. C’était d’essayer pour moi-même de comprendre et d’arriver à raconter ce passé très complexe et qui pèse sur notre présent. »

Les deux protagonistes de votre livre s’adonnent à la peinture à l’encre. Ils partagent donc cette passion avec vous. Quel est le rôle de la peinture à l’encre dans votre livre et dans votre vie ?

« Je crois que dans le livre la peinture à l’encre à deux rôles. Premièrement un rôle d’apaisement et d’observation. C’est-à-dire que quand on dessine, on s’arrête et on se tait, donc le personnage qui peint s’arrête et regarde. Et c’est important parce que c’est un homme d’action qui normalement agit et puis il y a toute une partie de sa vie où il n’agit pas, il ne fait que peindre et dessiner. Et c’est important d’avoir ce décalage à la réalité, ce qui permet de voir les choses, de comprendre les choses et de ne pas être victime de la réalité. Et d’autre part, la deuxième chose dans le livre, l’important ce sont les relations qui sont liées au dessin. C’est-à-dire dessiner quelqu’un, faire le portrait de quelqu’un, échanger des dessins, ça crée des relations, des liens. C’est quelque chose d’assez fort. Dessiner quelqu’un c’est une relation forte. Donc dans le roman, c’est ce rôle là, à la fois de calme, d’observation et de lien. Dans ma vie à moi, le dessin que je pratique modestement, c’est là aussi une certaine façon de regarder les choses mais sans rien en penser. C’est à dire, dès qu’on écrit, quand on parle, on se met à juger les choses, à les organiser, à les penser. Mais quand on dessine, on regarde les formes, on voit les formes, et on ne pense pas. A mon avis, c’est très très utile de passer un peu de temps à ne pas penser, à juste regarder. »

( Nous vous présenterons la seconde partie de cet entretien le samedi 8 juin 2013.)