Annie Le Brun : L'abîme sur lequel s'ouvre la pensée de Sade

Marquis de Sade

Pendant longtemps, l'oeuvre du marquis de Sade, jugée intolérable, a été interdite au public. Celui qui pour les uns était le Divin marquis, était pour les autres un personnage répugnant dont la vie n'était qu'une suite d'horribles aberrations et dont l'oeuvre semait la perversion et le crime. La poétesse et essayiste Annie Le Brun qui avait consacré à Sade plusieurs essais, est venue à Prague pour nous parler de cet homme qui nous défait, comme elle dit, « de tout ce qui sert à nous tromper sur ce que nous sommes. »

Philosophe libertin, hédoniste et athée, Donatien Alphonse François de Sade a été l'enfant d'une vieille famille française. Né en 1740, il a vécu sous l'Ancien régime, sous la Terreur et sous l'Empire, a passé au total 30 ans en prison et a fini sa vie dans un asile de fous. Malgré l'incessante série de scandales qu'était sa vie, il aurait été probablement oublié, s'il n'avait pas su confier à la plume ses pensées et son imagination déchaînée.

Aujourd'hui, ses écrits scandaleux sont disponibles en librairie, dans les bibliothèques publiques et sur internet. Nous pouvons lire Sade en version intégrale et non censurée. Notre époque qui a levé de nombreux interdits, nous permet d'entrer dans l'univers sulfureux de cet homme qui a déboulonné toutes les idoles et transgressé tous les tabous. Nous ne craignons plus d'être souillés par cette lecture, mais serons-nous encore les mêmes après avoir lu « Les 120 journées de Sodome » ? Que peut-on trouver dans ses romans au-delà des descriptions détaillées des orgies sadiques ? Y a-t-il un message plus profond ? Faut-il lire aujourd'hui le marquis de Sade et pourquoi ? La réponse d'Annie le Brun est nette :

« Je pense qu'il faut lire Sade parce que c'est peut-être le seul véritable athée qui ne se contente pas de mettre en question l'idée de Dieu, mais qui traque la religiosité sous toutes ses formes. Il montre qu'il y a dans l'esprit humain une composante qui fait qu'on est prêt à toujours être le dévot de quelque chose. Et cette sorte d'insoumission profonde, insoumission existentielle de Sade, est, je crois, ce qui me paraît essentiel aujourd'hui dans la mesure où on trouve de moins en moins de personnages souverains mais au contraire des personnages de plus en plus soumis et prêts à accepter tout ce que cette société-là leur propose. »

Souvent on confond Sade avec le sadisme. Quelle est la différence ?

«Au départ il n'y pas de différence, c'est bien parce que lui a existé qu'on a mis un nom sur cette perversion sexuelle, à ce qu'on appelait perversion sexuelle. Mais ce qui est extraordinaire, c'est qu'au-delà d'un comportement qui le différenciait des autres hommes, Sade a mis en lumière quelle est la composante criminelle du désir humain. Et je pense que c'est un apport essentiel dans la mesure où tout est fait pour qu'on oublie ça. Alors qu'on voit que dès que le monde et les bases sociales commencent à être ébranlés, tout de suite cette sorte de criminalité revient. »


Quelle a été l'évolution du rapport de la société européenne vis-à-vis de Sade ?

« Pendant très longtemps, même jusque dans les années 1960, cette société a rejeté Sade. C'étaient les gens les plus libres et surtout les poètes qui ont le mieux vu l'importance de Sade. Apollinaire, qui a été l'un des premiers, a mis en avant justement la nécessité de lire Sade et puis, au fur et à mesure, les surréalistes, qui ont trouvé dans Sade le fondement de leur révolte et de leur insoumission, ont beaucoup aidé à sa réhabilitation. Mais ce n'est qu'à partir des années soixante, que Sade n'a plus été interdit dans les librairies et dans les maisons d'éditions. Il faut souligner aussi le courage de Jean-Jacques Pauvert qui a été le premier éditeur à faire ce que personne n'avait fait et qui, dès 1948, a publié sous son nom l'oeuvre de Sade. »

Sade a eu une grande d'influence sur Pier Paolo Pasolini qui a fait un film d'après « Les 120 journées de Sodome ». Ce qu'on voit dans le film, est-ce encore du Sade ou plutôt du Pasolini ?

« Moi, je pense que c'est du Pasolini et que c'est d'autant plus regrettable qu'il y ait cette collusion avec Sade parce que qu'il y a un contresens dans le fait que Pasolini a fixé son interprétation de « Les 120 journées de Sodome » à l'époque fasciste. Or, s'il y a justement quelqu'un qui s'oppose à l'idéologie sous toutes ses formes, c'est bien Sade. Même cette sorte de criminalité qu'il met en avant, ne recoupe jamais la loi. Ni la loi ni quelque ordre que ce soit. Alors là, je pense qu'il y a de la part de Pasolini un grand contresens et que c'est beaucoup plus du Pasolini que du Sade. »

Vous avez dit qu'aujourd'hui on se montre beaucoup plus ouvert vis-à-vis de Sade, mais qu'il y a peut-être un malentendu ...

« Oui, surtout qu'aujourd'hui il y a de plus en plus de commentaires et d'interprétations de Sade et cela évite de lire ses écrits et de faire cet effort qui est quand même assez grand de se trouver confronté à l'abîme sur lequel s'ouvre la pensée de Sade, dans la mesure où c'est la pensée athée la plus conséquente. Donc, chez lui il n'y a rien qui peut venir faire écran au vide de la pensée athée. »