« Apprendre le tchèque, c’est aussi séduire »

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Le tchèque est-il vraiment une langue (si) difficile à apprendre ? Peut-on prétendre parler tchèque sans faire usage des règles de grammaire et sans connaître par cœur les tableaux de déclinaisons ? Comment prononcer les mots qui ne sont que des suites de consonnes ? Quelles sont les autres difficultés auxquelles est confronté un Français lorsqu’il se lance dans l’aventure de l’apprentissage du tchèque ? Ou encore : pourquoi le tchèque de Prague n’est pas celui d’Ostrava ? Comment parle-t-on en Bohême et en Moravie ? Autant de questions que nous avons posées à Benoît Meunier, professeur de français à Prague et traducteur reconnu du tchèque au français. Un Français installé dans la capitale tchèque depuis 1999 et qui nous fait partager son expérience.

Benoît Meunier,  photo: Archives de Benoît Meunier
« J’ai appris le tchèque essentiellement parce que cette langue m’a fasciné réellement et littéralement. C’est une langue délirante et absolument géniale ! C’est comme si on prenait le russe, une autre langue slave ou le vieux slavon, et qu’on en enlevait toutes les voyelles pour déshydrater ou dessécher la langue. Il ne reste plus alors que des chaînes de consonnes avec une voyelle fantôme ici ou là au milieu (cf. : http://www.radio.cz/fr/rubrique/tcheque/des-consonnes-aux-voyelles). Au milieu de la musique et de la prononciation, c’est très drôle. »

Avez-vous un exemple ?

« Il y a ces fameuses expressions comme ‘strč prst skrz krk’ (cf. : http://www.radio.cz/fr/rubrique/tcheque/le-virelangue-jazykolam-strc-prst-skrz-krk) qu’on se dépêche de vous apprendre. La plupart des gens ont du mal à prononcer ce type de phrase, alors qu’en fait, si on joue un peu avec, on y arrive. C’est aussi une question de motivation. Apprendre une langue est un jeu. Il faut que ce soit ludique. C’est aussi une manière de se dissimuler. On fait disparaître son ‘moi’, ce qui n’est pas forcément évident, notamment pour les Français qui ont une culture forte au niveau international depuis plusieurs siècles. On n’oublie pas aussi facilement le fait qu’on est français. Paradoxalement, il est très facile de s’approprier l’identité française ou de s’en réclamer. C’est beaucoup plus difficile de s’approprier l’identité tchèque… »

Pourquoi ?

« Peut-être parce que cette identité tchèque a longtemps été complexe et menacée. Pour les psycholinguistes, il y a aussi le degré d’adaptation dont il faut tenir compte. A partir d’un certain âge, notamment à l’adolescence, la capacité à entendre et reproduire des sons se réduit. On a alors plus de difficultés pour apprendre une langue. Mais cela n’est vrai que dans une certaine mesure. Si on veut, on peut toujours apprendre une langue. »

Si on revient aux suites de consonnes et aux mots ‘imprononçables’ que l’on trouve en tchèque, y en a-t-il qui vous pose encore problème ?

« Non, même s’il peut m’arriver devant mes élèves de déraper. Ceci dit, si je pense par exemple à la diphtongue ‘dietetika’ - ‘diététique’, en tchèque le ‘i’ et le ‘e’ (‘prononcez ‘é’) sont bien distincts. Même après dix ans de pratique quotidienne, je peux encore glisser là-dessus, et du coup mon interlocuteur peut me faire répéter parce qu’il n’est pas sûr d’avoir bien compris. »

« Mais quand je parle avec quelqu’un dans la rue, on ne m’identifie pas comme étranger, même si les gens doivent penser que j’ai un accent de Moravie ou de Slovaquie. Bon, comme je n’ai pas non plus une tête de Tchèque typique, les gens imaginent que je suis un étranger. »

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« Dans les suites de consonnes cauchemardesques, je pense aussi au mot ‘velryba’– une baleine, avec le ‘r’ palatalisé… Pour le reste, quand je parle tchèque, je suis complétement plongé dedans, je n’y pense pas. Je ne suis pas le seul comme ça non plus. D’autres Français parlent tchèque eux aussi. La plupart ont un accent, certes, ou font beaucoup de fautes parce qu’ils ne déclinent pas les mots ou ne conjuguent pas. Mais c’est aussi un problème de nombre : beaucoup de Tchèques parlent parfaitement français sans le moindre accent, et personne ne s’en extasie, alors que c’est aussi difficile pour eux d’apprendre le français que pour nous d’apprendre le tchèque. La seule différence est que nous ne sommes pas très nombreux à faire la démarche inverse, c’est-à-dire apprendre le tchèque. »

Quelles sont les principales difficultés pour les Français qui apprennent le tchèque ? Peut-on prétendre parler tchèque sans apprendre la grammaire et les déclinaisons ?

« C’est une affaire d’exigence. Ce n’est pas facile d’avoir une conversation de base si on ne décline pas les mots un minimum. Il faut admettre que la prononciation est particulièrement difficile pour les Français, qui ont du mal à s’adapter. Il y a énormément de nuances et de subtilités dans les préverbes, sans oublier toutes les tournures impersonnelles qui ne sont absolument pas naturelles en français. »

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« Par exemple, j’ai longtemps dit à propos d’une fracture de la jambe ‘ulomit si nohu’ au lieu de ‘zlomit si nohu’. Dans ‘ulomit’, il y a certes l’idée de brisure mais avec une séparation des deux morceaux, tandis que ‘zlomit’ signifie ‘casser en deux’ mais avec des morceaux toujours rattachés. C’est quand même extraordinaire, non ? C’est une nuance que nous n’avons pas en français. »

« En revanche, le système des temps est d’une simplicité enfantine en tchèque comme dans toutes les langues. J’ai énormément de mal à expliquer à mes étudiants tchèques de français ce qu’est un futur antérieur ou un passé antérieur. »

Peut-on prétendre que la langue tchèque est plus riche que le français avec notamment plus de nuances ?

« Je ne le pense pas. Il y a des champs ou des domaines dans lesquels une langue a évolué différemment. Par exemple, si on prend le système temporel des verbes, le français est clairement plus riche avec une palette de nuances qui est extraordinaire. Cela pose d’ailleurs problème aux traducteurs tchèques pour rendre des phrases qui sont évidentes pour nous et qu’un enfant de cinq ou six ans utilise sans s’en rendre compte. »

« En revanche, d’autres domaines sont plus développés avec des nuances assez subtiles comme au niveau des préfixes verbaux. Les lexicologues se battent à coups de statistiques pour prétendre quelle langue possède le vocabulaire le plus large et le plus riche, mais cela me semble peu convaincant. On dit qu’il y a plus de vocabulaire au sens strict en tchèque qu’en français ne serait-ce que parce que pour un mot, on a un mot de nature purement slave et un autre de nature latine, voire germanique. On a donc parfois deux, trois, voire quatre mots pour désigner une même chose. En réalité, le français possède aussi beaucoup de synonymes avec peut-être – et il faudrait vérifier ce que j’avance – un peu plus d’amplitude dans les registres stylistiques. »

« Donc, non, il n’y a pas de langue plus riche qu’une autre. Simplement, dans certains cas, une langue permet d’être plus précis avec une phrase très pertinente qui est difficile à traduire. Mais cela vaut aussi pour d’autres langues. »

Pour en revenir à vous, comment expliqueriez-vous que vous ayez tout de suite accroché au tchèque ?

« On l’a dit, les sonorités, très originales, m’amusaient beaucoup. Il y avait aussi une espèce de défi. J’aime les casse-têtes et les rebus. Arrivera-t-on à prononcer un mot comme ‘čtvrtý’– ‘quatrième’, sachant qu’en réalité les Tchèques se simplifient la tâche et ne prononcent pas chaque consonne ? »

Photo: Štěpánka Budková
« Et puis dans la littérature, ces sonorités donnent une poésie qui est très intense et éloignée de l’expression française. En tchèque, la métrique est plus courte et restreinte avec des vers plus ramassés. Ce qu’un Français dira dans un alexandrin en douze syllabes, un Tchèque pourra le prononcer en huit ou dix. Cela se retrouve aussi dans la prose, car le tchèque est une langue synthétique avec beaucoup moins de petits mots qui précisent. Les pronoms notamment sont agglutinés avec le verbe, tandis que le français est plus analytique. On a tendance à développer et répéter de manière extrêmement redondante la même chose. Par exemple, ‘qu’est-ce que c’est ?’ avec six mots donne ‘co to je ?’ en trois mots en tchèque. »

« Après, mon histoire personnelle est liée à Prague. Quand j’y suis arrivé, mon idée était de me reconstruire dans une autre langue. J’ai alors quitté Lyon, une ville qui ressemble beaucoup à Prague, pour me réapproprier le monde à travers le tchèque. Je me suis fait de nouveaux amis et suis tombé amoureux dans cette langue. Désormais, le tchèque fait partie de moi, à tel point que j’ai parfois le sentiment de perdre mon français… J’imagine que je ne suis pas le seul dans ce cas-là, mais j’ai parfois des contaminations ou des doutes qui font que je cherche mes mots. Comme je travaille avec la langue et que je traduis vers le français, c’est un cauchemar. Malgré tout mon amour pour le tchèque, le français reste ma langue d’expression, ma ‘langue de nourriture’. Le Tchèque n’est qu’une province qui s’y est ajouté. »

Vous êtes arrivé à Prague en 1999. C’était une époque encore de grands changements. Quel souvenir en gardez-vous ?

« Mon idée était d’abord de vivre pendant un certain temps à l’étranger pour découvrir autre chose. C’était à la fois une manière de fuir et de chercher. Prague à cette époque-là, c’était effectivement quelque chose de magique. Peut-être plus qu’aujourd’hui, même s’il est toujours difficile de comparer. J’avais l’impression qu’un vent de liberté soufflait. Il y avait quelque chose de très motivant et ouvert dans l’atmosphère, ne serait-ce que par rapport à Lyon et à la France, où j’avais le sentiment d’étouffer. »

Photo: Štěpánka Budková
« Le fait est qu’il y avait un enthousiasme terrible à Prague dans les années 1990. Tout était à faire et à construire. Les Tchèques étaient ravis d’avoir des étrangers chez eux. Enfin, attention, un certain type d’étrangers… Les Tchèques sont aussi très francophiles, et c’est une autre raison qui fait qu’on y reste. Depuis, les choses ont certainement changé, la vie n’y est plus tout à fait la même. Prenez le café que nous sommes en train de boire… Il y a quinze ans, on nous aurait servi un ‘turek’– un café à la turc. Et encore… Cela était du café en poudre versé à la barbare dans de l’eau bouillante. Alors, c’est appréciable d’avoir un expresso correct, mais cela n’a plus le charme d’avant. »

Les échanges n’étaient pas développés comme ils le sont aujourd’hui avec les touristes et les étudiants. Venir en République tchèque était encore une démarche particulière, car on voyageait moins. Dans l’imaginaire des gens, c’était encore un lointain pays de l’Est. On suppose que pour un étranger, apprendre le tchèque à cette époque avait aussi certains avantages…

« Bien évidemment, il y en avait beaucoup. Cela faisait partie du jeu. Sans rentrer dans la psychologie, c’était une manière de séduire. Les Tchèques accueillaient les Français et les Occidentaux en général les bras ouverts, et à plus forte raison lorsque ces étrangers faisaient l’effort de parler tchèque. Cela leur plaisait, et c’est peut-être ce qui a fait que je me suis senti si bien ici. C’est vrai. »

Et qui a fait que vous avez fait la connaissance de votre femme tchèque. Avez-vous tout de suite communiqué en tchèque avec elle ?

« Non, au début c’était la catastrophe, car les gens me répondaient en anglais. En fait, il y a d’abord l’étape de la curiosité. Les gens sont intrigués de voir un Français patauger dans leur langue sans parvenir à se faire comprendre très clairement. Puis il y a un seuil, un moment charnière, où on a commencé à me répondre en tchèque. Alors là, ça décoiffe, car on ne comprend pas tout ! Mais tant que les gens s’extasient, c’est que vous parlez encore une langue étrangère. La dernière phase, c’est donc quand les gens ne remarquent plus que vous parlez différemment d’eux. Cela signifie alors que vous maîtrisez vraiment la langue, que celle-ci est devenue un outil de communication pour les échanges de tous les jours. »

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Vous affirmez être devenu un Pragois. Votre maîtrise du tchèque vous permet-elle d’apprécier les nuances dans les accents ou les façons de parler selon les régions ?

« Oui ! ‘Je to tak !’– clairement. Mon tchèque est un tchèque de Prague avec ses particularités. Par exemple, on ne dit pas ‘dobrý’ (‘bon’) ou ‘okno’ (‘fenêtre’) comme dans les manuels, mais ‘dobrej’ et ‘vokno’, etc. Il y a donc des régionalismes comme partout ailleurs. Par exemple, c’est l’exemple le plus fréquent, un habitant de Brno en Moravie dit ‘Já su z Brna’ au lieu de ‘Jsem z Brna’. »

« D’autres choses sont plus amusantes. Par exemple, une collègue d’Ostrava m’a écrit récemment ‘fajně’, un mot qui ne s’utilise absolument pas en Bohême. ‘Fajn’ est un adverbe qui vient de l’anglais, signifie ‘sympa, super, cool’, et que les Tchèques utilisent couramment. Vous avez aussi l’adjectif ‘fajnový’… Mais ‘fajně’ ? C’est un autre type de construction. »

« De manière plus générale, l’accent d’Ostrava et de Moravie est plus syncopé. Ils ont ce que les gens de Bohême considèrent comme des archaïsmes. Leur façon de parler est plus proche de la forme écrite et soutenue. Par exemple, au lieu de ‘dost’ (‘assez’), ils diront ‘dosti’. Quant aux Slovaques, ils ont eux aussi un accent clairement identifiable. »

« C’est agréable d’entendre ces différences, même si je tiens beaucoup au tchèque de Prague. Et puis c’est un tchèque que je retrouve chez les écrivains que j’apprécie. C’est la langue des personnages du brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hašek ou d’un auteur plus contemporain comme Emil Hakl. Pour moi, c’est une langue qui a une couleur, même si je ne m’en rends plus trop compte si je ne voyage pas et ne bouge pas de Prague. »