« Après une longue période d’hésitation, la Tchéquie a trouvé sa place dans l’Union européenne »
Il y a un an de cela, la République tchèque célébrait les 30 ans de la révolution de Velours. Qui, le 17 novembre 2019, pouvait imaginer que douze mois plus tard, ce jour férié qui rappelle à la fois la fermeture des universités, et l’exécution d’étudiants par les nazis en 1939, mais aussi la chute du communisme, le pays serait, comme tant d’autres, frappé par une pandémie mondiale ? La Tchéquie avait également été touchée par la crise économique de 2008, mais celle du coronavirus, par l’incertitude fondamentale qu’elle suscite, s’apparente d’ores et déjà au plus grand bouleversement que le pays ait connu depuis le retour de la démocratie. L’occasion de s’interroger sur l’état de la République tchèque, 31 ans après la révolution de Velours, mais aussi sur sa gestion de la crise, ses perspectives, sa place au sein de l’Union européenne. Pour ce faire, Radio Prague Int. a interrogé Zuzana Čapková, analyste politique pour l’Association pour les Affaires internationales (AMO), spécialiste, entre autres, des relations franco-tchèques et consultante pour le programme de recherche et d'innovation de l'Union européenne – Horizon 2020.
Zuzana Čapková, bonjour. Difficile de ne pas évoquer le thème central qui conditionne les vies de tout un chacun ces derniers mois, la pandémie de coronavirus. Avant d'évoquer de manière plus spécifique la République tchèque, qu'est-ce que selon vous l'actuelle pandémie peut ou va changer dans nos vies et dans la manière dont citoyens et politiques vont envisager la vie en société ? Quelque chose peut-il changer alors que les politiques font de plus en plus face au reproche de ne proposer que des solutions à court terme ?
« Il est difficile de prédire ce que la pandémie va changer dans nos vies, mais je suis convaincue que le changement est inévitable. La pandémie de coronavirus est une crise sanitaire qui va produire une crise pas seulement économique. On ne devrait pas se concentrer uniquement sur l’impact économique. Les sociologues vont certainement analyser cette crise de leur point de vue, mais les citoyens ordinaires devraient aussi mener une réflexion personnelle. Pour moi, la pandémie est une forme d’avertissement. Cette nouvelle réalité que nous sommes en train de vivre en 2020 nous dit qu’on ne peut plus vivre comme avant, que la société doit tirer des leçons de cette expérience. C’est une question de fond : nous devons réfléchir sur les raisons profondes de ce qui s’est passé. Un scénario similaire peut se répéter à tout moment. On ne peut plus prendre à la légère la mondialisation qui se traduit par les menaces sanitaires. En outre, la pandémie a révélé que la coordination à l’échelle européenne est quelque chose que nous devons améliorer. Espérons que nous en ressortirons plus forts. »
Au printemps dernier, les Tchèques ont été loués pour leur discipline et leur respect du port du masque tout comme des principales mesures sanitaires imposées par les autorités. Certains y ont vu, un peu rapidement sans doute, les vestiges d'une forme d'obéissance qui viendrait de l'époque communiste. Aujourd'hui, au contraire, on a entendu jusque dans la classe politique des critiques estimant que les Tchèques étaient moins enclins à respecter ces mesures de restriction. Peut-être faut-il aller au-delà des clichés binaires et voir les choses sous un autre prisme : comment expliquer ces deux réactions différentes à quelques mois d'intervalle ?
« Pendant la première vague de la pandémie, j’ai senti que le mot ‘nation’ n’était pas un mot vide de sens, qu’il avait enfin trouvé son contenu si l’on peut dire. Les gens se sont entraidés en cousant des masques. Peut-être que le manque de moyens de protection, une misère partagée collectivement, nous ont appris à être solidaires. Il y avait une peur de l’inconnu. La solidarité donnant à la population du courage a prévalu. Avec la seconde vague, nous avons adopté une attitude tout à fait opposée. Les Tchèques ont malheureusement cessé d’avoir peur : je n’arrive pas à expliquer leur comportement autrement. Au lieu de respecter les mesures sanitaires mises en œuvre, des gens sont allés manifester contre le gouvernement, remettant en question la gravité de la situation. Les réseaux sociaux ont été inondés par des commentaires assez absurdes selon moi. Les Tchèques ont perdu une certaine forme de discipline, ne se rendant pas compte qu’un comportement imprudent peut mettre en danger nos grands-parents ou les malades chroniques. Je suis d’accord pour dire qu’il n’était parfois pas possible de savoir quelles mesures devaient s’appliquer à certains moments, il y avait beaucoup d’exceptions et il était parfois difficile de savoir ce qu’on pouvait faire et ce qui était interdit. Le gouvernement aurait dû mieux communiquer. »
Le manque de communication claire est en effet un reproche qui est fait aux gouvernements, notamment en Tchéquie ou en France. A contrario, en Allemagne voisine, il semblerait que ce soit moins le cas, où la popularité de la chancelière Angela Merkel reste haute, en dépit des mesures sanitaires. Il est intéressant de voir les réactions des différents pays. Côté tchèque, nous sommes face à une situation d'un Premier ministre, Andrej Babiš, qui est un milliardaire qui a fait fortune dans l'agro-alimentaire et qui s'est toujours vanté que l'on pouvait gérer l'Etat comme une entreprise. La crise sanitaire n'a-t-elle pas contredit de manière assez spectaculaire ce point de vue ?
« M. Babiš est un homme d’affaires qui est entré en politique pour faire, selon lui, une sorte de révolution et renverser l’ordre ancien. Reste à savoir s’il a réussi ou non. Il est trop tôt pour juger. En 2011, il a créé un mouvement contestataire appelé Action des citoyens mécontents (ANO) qui a donné naissance à son parti politique visant à se distinguer des partis traditionnels qui faisaient face à toutes sortes de scandales. La chance a été du côté du Premier ministre jusqu’à cette année. Il a bénéficié d’une conjoncture économique favorable, mais c’était sans compter l’intervention d’un cas de force majeure. Ce qui est allé de pair avec l’ascension d’Andrej Babiš, c’est le rôle inédit des réseaux sociaux, mais avant tout l’influence des relations publiques, connues en anglais sous l’acronyme PR, et du marketing public. Tous les succès du gouvernement sont présentés comme des mérites du Premier ministre tandis que ses échecs peuvent être facilement attribués aux partenaires de coalition. Il faut prendre en compte la question du potentiel du mouvement politique de M. Babiš. Il gagne des élections mais les négociations post-électorales sont toujours assez compliquées. Rappelons les législatives de 2017 où il a créé une coalition minoritaire avec le parti social-démocrate. Après tant de péripéties, il est évident que les autres partis politiques s’unissent contre lui. Les dernières élections régionales de 2020 l’ont vu remporter des victoires dans dix régions, mais son mouvement n’a obtenu la direction d’un gouvernement régional que dans trois cas car les autres partis politiques se sont unis contre lui. Enfin, en tant que chef du gouvernement, il est ‘célèbre’ pour ses conflits d’intérêt liés aux subventions issus de la PAC et des fonds structurels européens. »
Avant la crise sanitaire, la République tchèque était souvent mise en avant comme un des pays d'Europe centrale les plus dynamiques, avec un des taux de chômages les plus faibles d'Europe, une qualité de vie à un bon niveau, un pouvoir d'achat en hausse. Il y a même eu des campagnes de publicité en France vantant la Tchéquie comme l'endroit idéal où trouver un premier emploi, se faire une expérience à l'étranger. Ce modèle peut-il survivre à la crise économique qui va immanquablement suivre celle de la pandémie ?
« Au moment de l’éclatement de la pandémie de coronavirus, la Tchéquie était en meilleure forme que la France par exemple. On pourrait donc s’attendre à ce qu’elle fasse mieux dans la gestion de ses conséquences. On constate que diverses mesures ont été prises immédiatement en France et qui pourraient être décisives. Mentionnons le programme France Relance du gouvernement pour sauver l’économie qui est une sorte de feuille de route pour la refondation économique, sociale et écologique du pays. Elle donne une vision à long terme. En revanche, en République tchèque, le gouvernement est critiqué pour sa lenteur de réponse. La France veut activement utiliser le fonds de relance européen qui fait partie du nouveau budget européen pour la période 2021-2027 dont la République tchèque était un farouche opposant. L’avenir montrera comment et quand le déficit budgétaire record sera réglé. On a dû introduire des mesures sans précédent pour sauver des entreprises, des commerces, des emplois. Il manque ici, selon moi, une stratégie plus ambitieuse comme en France, pour redresser rapidement et durablement l’économie. »
Aujourd'hui, alors que la deuxième vague de Covid-19 frappe durement la République tchèque, celle-ci a pu bénéficier de la solidarité européenne, avec l'envoi de matériel ou de personnels médicaux. Pourtant au printemps dernier, hormis l'accueil finalement annulé de quelques patients français en Tchéquie, Prague n'a pas fait montre d'une telle solidarité avec d'autres pays plus touchés. Par le passé, lors de la crise financière grecque ou celle des migrants, la Tchéquie s'est également distinguée par son inaction, voire son refus pur et simple de s'impliquer. Seize ans après son entrée dans l'UE, le pays ne continue-t-il pas d'utiliser l'Union comme une « machine à cash » au lieu d'être un membre à part entière avec toutes les responsabilités que cela suppose ?
« Vous avez raison : cette approche ne nous fait pas une bonne publicité en Europe. Au premier regard, certaines décisions peuvent être justifiées par la nécessité de tout assurer pour nos citoyens. Mais la solidarité est un principe supérieur à ne pas sous-estimer, sinon nous ne réussirons pas à gagner le respect des partenaires européens et en-dehors du continent. Le fait que la République tchèque veuille profiter de tous les avantages de l’Union européenne mais ne soit pas prête à faire des concessions, lui a été reproché aussi lors des négociations du cadre financier pluriannuel où l’on a voulu subordonner l’octroi de subventions européennes au respect des principes de l’état de droit. Un aspect positif quand même : les représentants du gouvernement tchèque ont au moins abandonné la rhétorique populiste utilisant le concept de souveraineté nationale comme dans la crise des réfugiés et des quotas migratoires. »
Les eurodéputés et les Etats membres de l’UE se sont accordés, le 5 novembre, sur un mécanisme inédit visant à conditionner le versement de fonds européens au respect de l’Etat de droit. La Hongrie et la Pologne sont particulièrement dans le collimateur de Bruxelles à cet égard. Or ces deux pays font partie du groupe de Visegrád dont est également membre la Tchéquie. A cet égard, la Tchéquie fait plutôt figure de bon élève et a rappelé, par la voix de son ministre des Affaires étrangères Tomáš Petříček, que l'Etat de droit « fait partie de son engagement à l'égard de l'UE ». Quelles peuvent avoir comme conséquences ces dissonances entre la Tchéquie et les deux autres pays « illibéraux » du groupe de Visegrád ?
« Il est clair que la République tchèque ne devrait pas recourir aux attitudes controversées de certains pays-membres comme la Hongrie et la Pologne. Ces deux pays sont nos alliés communs avec lesquels nous pouvons défendre nos intérêts au sein de l’Union européenne. C’est une pratique de négociation courante, mais ce partenariat ne doit pas être utilisé pour briser l’Union européenne. Il est vrai que la Hongrie et la Pologne menacent de mettre leur veto à la proposition de budget 2021-2027. Mais franchement je ne pense pas que le pragmatisme leur permette d’aller aussi loin, étant donné que les deux pays sont bénéficiaires du budget européen. »
« On peut me trouver peut-être trop optimiste mais je crois que notre pays a déjà trouvé sa place dans l’Union européenne, après une longue période d’hésitation et une définition négative de la construction européenne. On peut me soupçonner d’être europhile, mais à mon avis il y a de nombreuses personnes très compétentes chez les diplomates et représentants tchèques au sein des situations européennes et dans les affaires étrangères. Cette année nous commémorons le 31e anniversaire de la révolution de Velours, et l’année dernière nous avons fêté les 15 ans de l’adhésion de la Tchéquie à l’Union européenne.
La République tchèque est bien intégrée dans l’Union européenne, c’est une communauté avec qui nous partageons les mêmes valeurs, les mêmes principes et manière de vivre. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas développer des relations hors du cadre de l’Union européenne, dans le cadre du groupe de Visegrád par exemple. Le groupe de Visegrád ne devrait pas être considéré comme un opposant à l’UE. Il est possible de garder nos liens historiques, géographiques et culturels. On observe l’européanisation des relations entre les pays membres de l’UE, pourtant les relations bilatérales ne peuvent pas être entièrement remplacées. D’autant que la politique étrangère de la Tchéquie est fondée sur la coopération avec les pays non-européens, comme les Etats-Unis. Les résultats de la présidentielle américaine favorisent cette tendance à s’ouvrir à nouveau à l’Amérique. »
« Si l’on prend l’exemple du domaine de la recherche et celui des subventions du Conseil européen à la recherche, on voit par exemple que la Tchéquie reste un pays attractif pour les chercheurs et scientifiques étrangers, une destination populaire contrairement à la Hongrie et la Pologne. Je n’ai aucune preuve tangible mais je suppose que la stabilité politique en République tchèque a probablement joué un rôle. La liberté d’expression et le respect de l’état de droit font que la Tchéquie est un endroit recherché, au détriment des pays voisins. »