Archives nationales du film : « Préserver veut aussi dire présenter »

'Le Voyage à travers l’impossible', photo: NFA

Comment est-il possible qu’un film perdu de Georges Méliès ait été retrouvé à Prague ? Et comment le travail des Archives nationales du film de République tchèque (NFA) a-t-il évolué suite à l’expansion de la restauration numérique ? Ce sont quelques-unes des questions que Radio Prague a posées à Jeanne Pommeau, une Française qui travaille aux NFA en tant que restauratrice et conservatrice des films.

« C'est comme retrouver une peinture perdue de Léonard de Vinci »

Jeanne Pommeau,  photo: NFA
« C’est comme retrouver une peinture perdue de Léonard de Vinci », a expliqué le directeur des NFA de République tchèque, Michal Bregant, après la nouvelle qui a fait le tour du monde : des chercheurs tchèques ont découvert un film perdu, réalisé par l’illusionniste et pionnier du cinéma Georges Méliès (cf. http://radio.cz/fr/rubrique/faits/un-film-perdu-de-georges-melies-retrouve-a-prague). Restée cachée pendant des décennies dans une collection privée, l’œuvre a été présentée pour la première fois mi-octobre dans la salle de cinéma Ponrepo à Prague. Jeanne Pommeau a présenté cette découverte à Radio Prague :

« Nous avons découvert ce film de Georges Méliès grâce à un don qui a été fait aux NFA. Il y avait une bobine qui comportait trois petits films. Sur la boîte, il était indiqué qu’il s’agissait des ‘Transmutations imperceptibles’, un film de Méliès datant de 1904. Et c’est un film qui est relativement connu. Quand nous avons ouvert la boîte, nous nous sommes rendu compte que ce ne pouvait pas être ce film-là, parce qu’il ne s’agissait pas du tout des mêmes images. »

'Match de prestidigitation',  photo: NFA
Les chercheurs ont ensuite réussi à identifier le film notamment parce que Georges Méliès y interprétait lui-même le rôle principal, grâce au copyright au milieu de l’image et grâce au photogramme à la fin du film, qui indiquait la date 1904. En consultant les scénarios des œuvres perdues de Méliès, ils ont finalement découvert qu’il s’agissait de « Match de prestidigitation ». Considéré comme détruit pendant une centaine d’années, ce film, long de deux ou trois minutes et dont les premières images n'ont pas été conservées, présente l’histoire de deux illusionnistes qui rivalisent en faisant apparaître différents objets, et même une femme.

Selon Jeanne Pommeau, la version retrouvée est une copie qui a été faite directement à partir d’une épreuve négative, comme en témoigne la bonne qualité des images. Mais comment cette copie est-elle arrivée jusqu'en République tchèque ?

'Match de prestidigitation',  photo: NFA
« C’est toujours le mystère des découvertes et des collections. Le film de Méliès était sur la bobine avec deux autres films qui, pour l'un, avaient le titre du film, et pour l’autre un intertitre faisant partie du film. Ces titres-là étaient en allemand. Il est tout à fait possible que cet ensemble ait été distribué dans les pays tchèques vers 1910, puisque le dernier film date de 1909. Mais cela peut tout aussi bien être une bobine qui provient d’une collection allemande au départ et qui s’est retrouvée chez notre donateur par mille et une possibilités. »

Georges Méliès était-il connu à cette époque-là dans les pays tchèques ?

« En 1909, on est dans une situation où on a un peu oublié Méliès. Ce sont Charles Pathé, le quasi-monopole en termes de distribution, et Léon Gaumont qui se sont déjà organisés pour faire diffuser les films dans cette partie de l’Europe à cette époque-là. On ne sait pas si ces trois films ont été distribués justement dans le cadre de cette association déjà vers 1910 ou s’ils se sont retrouvés ensemble par un collage dans le cadre d’un programme fait ultérieurement. C’est très mystérieux. »

Pouvez-vous présenter les deux autres films que comportait la bobine ?

Georges Méliès | Photo: Libération.fr/Wikimedia Commons,  public domain
« Ce sont deux comédies. Il y a un petit film qui s’appelle ‘La Chaussette’. C’est un film de Pathé de 1905. Il a été très facilement identifiable parce qu’il existe un catalogue des films de Pathé. Ce n’est pas le cas pour le deuxième film, ‘Amoureux de Madame’ de Gaumont. Il n’existe pas de catalogue général regroupant l’ensemble des films de Gaumont des premiers temps. Si bien que les indications fournies par les traces que l’on peut trouver dans le matériel du film nous ont permis de trouver des éléments de datation. Grâce à l’intertitre et aussi à la collaboration avec les historiens spécialisés dans le cinéma muet, on sait donc que ce film date environ de 1909. Ensuite, il a fallu faire une recherche à la Bibliothèque nationale de France, où Gaumont a mis au dépôt légal les scénarios déjà à cette époque-là et où il a été possible de trouver le scénario original. »

Le « Match de prestidigitation » sera présenté ce 25 octobre au cinéma Ponrepo, dans le cadre d’une soirée intitulée « Les métamorphoses de Georges Méliès », avec neuf autres films de ce célèbre artiste. Car, comme l’explique Jeanne Pommeau, la principale mission des NFA n’est pas seulement de préserver mais aussi de présenter les films :

« Préserver veut aussi dire présenter. Quand on veut préserver quelque chose, il faut aussi préserver la mémoire. Et pour préserver la mémoire, il faut qu’elle soit vivante et qu’elle ne cesse d’exister. Il ne s’agit pas de laisser des films en dehors du public, dans un dépôt. »

Teintages et virages : deux grandes techniques des restaurateurs tchèques

Les NFA de République tchèque sont une institution de renommée internationale. Outre de grandes collections de films tchèques, elles possèdent aussi de nombreuses œuvres en provenance du monde entier. Jeanne Pommeau présente les principaux projets, nationaux et internationaux, auxquels cette institution collabore :

« Les collections se sont formées, depuis la création des Archives en 1943, de différentes manières. Tout d'abord, différents cinémas nous ont laissé leurs bobines, mais aussi les distributeurs puisque nous avons un dépôt légal. Et pendant l’époque communiste, nous avons eu aussi beaucoup d’échanges avec les autres archives du bloc de l’Est. Cela fait que cette collection-là est particulièrement différente de la collection des films en provenance des pays de l’Ouest. Nous avons donc des films vietnamiens, beaucoup de films russes, etc. »

Vous travaillez dans la section en charge de la restauration. En 2011, vous aviez accordé un grand entretien sur votre travail à Radio Prague(cf. http://radio.cz/fr/rubrique/faits/au-cinema-ponrepo-des-cycles-de-films-et-de-seminaires-toutes-les-semaines et http://radio.cz/fr/rubrique/culture/jeanne-pommeau-restauratrice-de-films-la-numerisation-des-films-nest-pas-une-solution-de-preservation-1). A l’époque, vous aviez indiqué que les Archives ne faisaient pas de restauration numérique. Plusieurs projets de numérisation ont été lancés depuis. Comment votre travail a-t-il évolué ?

'Le Voyage à travers l’impossible',  photo: NFA
« Nous continuons à faire de la restauration chimique et photochimique. Les deux autres films de Georges Méliès présentés lors de la conférence de presse (« Le Voyage à travers l’impossible » et « Le Merveilleux éventail vivant », ndlr) étaient en couleur. Mais il ne s’agit pas à l’origine d’un matériel couleur. C’est un matériel noir et blanc qui a été teinté ultérieurement. C’est quelque chose que nous faisons très régulièrement. »

'Le Merveilleux éventail vivant',  photo: NFA
« Et puis, concernant la numérisation, la grande différence est le danger que la numérisation peut comporter : le fait que tout est possible. Les gens sont maintenant habitués à voir des images numériques, beaucoup plus que des copies. Les attentes des spectateurs ne sont donc pas les mêmes. On veut de plus en plus des images très propres, plus propres qu’elles ne l’étaient originairement. C’est le cas par exemple de films d’animation qui ont été tournés à l’aide de plaques de verre qui pouvaient avoir de petites poussières. On pourrait avoir tendance à nettoyer ces poussières. Mais elles font partie de l’histoire du tournage de ces films. Il est donc toujours nécessaire de lutter contre l’envie actuelle parce que l’on préserve ces films pour le futur et surtout parce qu’il faut respecter le film tel qu’il a été tourné à l’époque et ne pas faire un film de 2016 avec un film tourné dans les années 1940 ou 1950. »

Les Archives sont également le garant de plusieurs grands projets de numérisation de films tchèques. Pouvez-vous en dire davantage ?

'Adèle n'a pas encore dîné'
« Nous avons eu récemment un projet de numérisation de quatorze films tchèques qui datent du début du cinéma tchèque, comme les tout premiers films de Jan Kříženecký en 1898, jusqu’à la fin des années 1970, avec le film ‘Adéla ještě nevečeřela’ (‘Adèle n’a pas encore dîné’). Le but de cette numérisation était de pouvoir présenter à nouveau ces films dans les cinémas et sur d’autres supports, pour pouvoir les faire à nouveau découvrir par le public. Cela a marché plutôt très bien puisque, par exemple, le film Ikarie XB1, une science-fiction en noir et blanc des années 1960, a eu à nouveau du succès dans les cinémas tchèques. Mais il a été aussi présenté au Festival de Cannes, dans le cadre du programme Cannes Classics, et va être prochainement distribué dans plusieurs pays en Europe. »

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

'Kean ou désordre_et_génie',  photo: FilmsAlbatros
« Nous continuons à faire des teintages et des virages. C’est une spécialité des NFA de République tchèque. C’est-à-dire que nous ne travaillons pas sur des copies couleur mais sur des copies noir et blanc. C’est une méthode qui a fait ses preuves parce que le matériel noir et blanc, même teinté, est beaucoup plus stable que le matériel couleur. Et nous avons récemment présenté un projet commun avec la Cinémathèque française qui a restauré entièrement le film ‘Kean’, un film magnifique d’Alexandre Volkoff des années 1920. Nous avons donc, pour la première fois, effectué des teintages pour eux. Ce film a été ensuite présenté à Pordenone, au festival ‘Le Giornate des cinema muto’ (‘Les journées du cinéma muet’). Il a eu un vif succès parce que même les historiens qui voient des films muets très souvent, ont peu souvent la chance de voir des films vraiment teintés selon les méthodes de l’époque. Nous continuons donc à faire cela et les projets viennent au fur et à mesure. »