Festival Ji.hlava : focus sur la France et ses documentaristes de toutes époques
Du 24 au 29 octobre, le festival Ji.hlava présentera l’actualité de la production cinématographique documentaire tchèque et mondiale. Dans le cadre de l’Année du documentaire (une initiative de la Cinémathèque du documentaire française), cette 27e édition met la France à l’honneur, avec un grand nombre de films français au programme. Au micro de Radio Prague Int., le spécialiste du cinéma de France et d’Amérique latine David Čeněk parle des trois rétrospectives dont il est chargé cette année, à commencer par celle sur la production des frères Méliès – un nom que l’on associe a priori plutôt aux films de fiction de style fantastique, et pourtant !
« Nous sommes partis de l’idée qu’aux débuts de l’histoire du cinématographe, le mot ‘documentaire’ n’était pas associé aux films en tant que substantif. Ce n’est qu’à partir des années 1920 que l’on parle de documentaires, avec des films appelés par exemple ‘les actualités’. Néanmoins, le côté documentaire du cinéma était présent dès le début du cinéma. On le voit plus dans les films des frères Lumière, bien sûr, mais Gaston et Georges Méliès ont, eux aussi, réalisé des films que l’on peut qualifier de documentaires. »
Gaston et Georges Méliès
« Gaston Méliès n’est pas très connu : c’est le frère de Georges, et son représentant aux Etats-Unis, où il distribuait et vendait ses films. A partir de 1903, il tourne déjà des films de fiction puis, en 1912, il part avec une équipe pour la Polynésie française, Tahiti, le Cambodge, le Japon, etc., et il y tourne des films. Il s’agit en général plutôt de films de fiction, ou de films associant les méthodes du cinéma documentaire avec des scènes de cinéma de fiction. C’est très intéressant, car c’est quelque chose de nouveau : on ne trouve pas beaucoup de films de ce type. De plus, il fait figurer les populations indigènes dans ses films, ce qui n’est pas courant non plus ! Nous trouvons cela très intéressant. Malheureusement, il n’existe que peu de films de ce type. Néanmoins, ils font partie de l’histoire des débuts du cinéma, ce qui est intéressant en soi. »
Affaire Dreyfus, volcan martiniquais et autres « reconstructions d’actualité »
« Pour en revenir à Georges Méliès, il tourne des documentaires, dont très peu ont été conservés, malheureusement… Ainsi Le Sacre d’Edouard VII est un film tourné pour être projeté à Londres lors de la cérémonie, pour les gens ne pouvant pas assister au couronnement. Il s’agit donc d’une reconstruction de la réalité. De la même façon, il tourne des films sur des accidents, tel que Eruption volcanique à la Martinique, qui est une reconstruction en studio de quelque chose qui a réellement eu lieu. Cela est appelé ‘reconstruction d’une actualité’, mais on peut également le qualifier de film documentaire. L’Affaire Dreyfus est également une reconstruction : Dreyfus ne joue pas dans le film, bien évidemment, et il n’y a pas non plus d’images du procès réel. Mais Méliès reconstitue l’ensemble, sur la base de photos, d’images, de ce qui s’est réellement passé… Et c’est cet aspect qui fait que l’on peut considérer ces films comme relevant du cinéma documentaire. »
« Il y a également des films véritablement documentaires, comme Panorama pris d’un train en marche. C’est le seul film de ce type à avoir été sauvé : lorsque l’on regarde le catalogue de [la société de production de Georges Méliès] Star Film, on y trouve beaucoup d’autres titres, mais ils n’ont pas été conservés, malheureusement. »
Quelle était la motivation de Gaston et Georges Méliès pour réaliser ces films ?
« C’était par intérêt personnel. Il n’y avait pas de commandes – à l’exception du Sacre d’Edouard VII, qui était une commande de la cour d’Angleterre, paraît-il… Il faut bien voir qu’à l’époque – entre 1895 et 1910 – on ne parle presque pas de documentaire dans le cinéma. On parle par exemple de ‘cinéjournal’, que Pathé et Gaumont commencent à tourner à partir de 1907-1908. On parle également d’actualités reconstituées. Mais pas de cinéma documentaire comme aujourd’hui. Néanmoins, ce que nous voulons montrer avec cette rétrospective, c’est que ce côté documentaire est présent dès les débuts du cinéma. Et ce qui est surprenant, c’est que c’est justement dans l’œuvre des frères Méliès. D’autant qu’il y a quelques années encore, on ne connaissait pas l’œuvre de Gaston Méliès : on ne savait pas qu’il avait tourné des films. »
Passons maintenant à la deuxième rétrospective dont vous êtes chargé cette année : celle sur Marguerite Duras. Là encore, c’est un nom que l’on n’associe pas nécessairement au cinéma, documentaire ou autre, car on la connaît peut-être plus en tant qu’écrivaine… ou, à la rigueur, par l’adaptation au cinéma de son roman L’Amant…
« Pour ma part, j’ai découvert Marguerite Duras simultanément en tant qu’écrivaine et réalisatrice. Pour moi, c’est une grande artiste, qui a écrit des scénarios, mis en scène de nombreux films et écrit de nombreux livres… C’est quelqu’un de très important à l’échelle internationale, et je l’admire beaucoup. C’est une grande erreur de ne pas connaître ses films ! Ce sont des films qui partent du Nouveau Roman. Les films de Marguerite Duras sont, selon moi, un contre-courant de la Nouvelle Vague française. Ils font entrer le modernisme dans le cinéma des années 1960. »
« Il faut absolument voir les films de Marguerite Duras ! »
« Pour Ji.hlava, nous nous sommes concentrés sur les films qui sont entre le documentaire et la fiction. Car chez Marguerite Duras, il est difficile de faire la différence entre documentaire et fiction – et cela n’a pas beaucoup d’importance, d’ailleurs, car sa perception du cinéma est différente et révolutionnaire. »
« Nous avons donc programmé le grand classique Le Camion, avec Gérard Depardieu, mais aussi La Femme du Gange, ou encore des films moins connus tels que les courts-métrages Les mains négatives et Césarée, ou encore L’homme atlantique, dans lequel c’est son compagnon qui lit le texte. Ce sont des films présentant peu d’action, et donc difficiles à décrire… Enfin, Le Navire Night, mon film préféré – c’est un film incroyable, car après en avoir fait le montage avec Dominique Auvray, Marguerite Duras a décrété : ‘Ce film est foutu !’ Pourtant, d’un film mauvais et raté, elle fait un film bouleversant, dans lequel c’est elle qui lit les textes de tous les personnages féminins tandis que tous les personnages masculins sont lus par Benoît Jacquot. »
« Dominique Auvray – qui était une collaboratrice très proche de Marguerite Duras, entre autres réalisateurs – sera présente au festival Ji.hlava pour présenter les films qu’elle a faits avec Marguerite Duras. Cette année, elle est par ailleurs membre du jury principal du festival. »
Reportages télévisés
« De plus, nous avons également mis au programme du festival les reportages réalisés par M. Duras pour la fameuse émission télévisée féministe Dim dam dom. C’est magnifique : dans ses reportages, elle interviewe par exemple Romain Goupil, qui avait alors 16 ans et était l’un des organisateurs des grèves des lycéens en France, ou encore la première directrice de prison française, à la prison de la Roquette. C’est génial ! Elle interviewe également un monsieur qui s’occupe des lions au zoo de Vincennes, pour remettre en question la situation des lions, panthères et autres animaux enfermés dans des cages. C’est magnifique, vraiment ! Et j’éprouve une grande admiration pour Marguerite Duras. »
« Et je voudrais également ajouter que Claire Simon sera présente à Ji.hlava, pour présenter non seulement son dernier film, Notre corps, mais aussi Vous ne désirez que moi [d’après Je voudrais parler de Duras, entretien du dernier compagnon de l’écrivaine, Yann Andréa, avec la journaliste Michèle Manceaux, ndlr]. C’est un film magnifique, très sensible à l’œuvre de Marguerite Duras. J’apprécie par exemple le fait que Marguerite Duras ne soit présente dans ce film qu’à travers des images d’archives, tandis que son amant est joué par un acteur ! »
« Je suis très heureux que Claire Simon et Dominique Auvray viennent cette année au festival international du film documentaire de Jihlava pour parler de Marguerite Duras. »
Documentaires audio d’étudiants parisiens
« Je suis également chargé d’une troisième programmation : celle des films et documentaires audio d’étudiants de l’école ENS Louis Lumière. En effet, le festival Ji.hlava invite régulièrement des écoles de cinéma et de son. Cette année, c’est donc cette école de Paris qui sera mise en avant avec deux films documentaires et trois documentaires audio. L’enseignant Eric Urbain viendra parler de son cours de documentaires audio, et trois des étudiants-réalisateurs seront là pour présenter leurs travaux. »