Armida, le testament lyrique d’Antonín Dvořák

'Armida'

Depuis plus de trente ans, Armida, le dernier opéra d’Antonín Dvořák, était absent du répertoire du Théâtre national de Prague. Ce vide vient d’être comblé par le chef d’orchestre Robert Jindra et le metteur en scène Jiří Heřman. La première de leur production de ce testament lyrique du grand compositeur a eu lieu le 19 mai dernier sur la scène du Théâtre national, ce même théâtre où l’opéra avait été créé en 1904 en présence de l’auteur. 

Un sujet recherché par des compositeurs d’opéra

Source: Théâtre national

Armida figure parmi les sujets les plus souvent mis en musique par des compositeurs d’opéra. Les musiciens les plus illustres dont Lully, Händel, Mysliveček, Gluck, Haydn, Cherubini et Rossini ont tous déployé leur art pour mettre en musique l’histoire de la princesse Armida, héroïne du célèbre poème épique du Tasse, La Jérusalem libérée. Dvořák a beaucoup hésité avant de se lancer dans la composition de cet opéra et cherchait d’autres sujets mais lorsque son choix est tombé finalement sur le livret de Jaroslav Vrchlický, il lui a consacré toutes ses capacités artistiques des dernières années de sa vie. Pour le chef d’orchestre Robert Jindra, ce n’est pas la première rencontre avec cette œuvre. Il l’a déjà dirigée dans le passé mais avec le temps, son approche de cet opéra a évolué :

Jiří Heřman et Robert Jindra | Photo: Martina Schneibergová,  Radio Prague Int.

« Avant j’étais fasciné par la monumentalité, la magnificence et la densité symphonique de cet opéra, maintenant, et c’est peut-être à cause de notre approche de cette œuvre, je suis fasciné par le caractère profondément intime, la spontanéité et même une certaine légèreté de cette musique. Mais évidemment la musique de Dvořák est très symphonique. On pourrait même dire que c’est une œuvre qui se compose de quatre symphonies car c’est un opéra en quatre actes dont chacun a les dimensions d’une symphonie de Dvořák. »

Un opéra symphonique

La répétition d’Armida | Photo: Zdeněk Sokol,  Théâtre national

L’œuvre dans laquelle le compositeur a investi les expériences artistiques de toute sa vie, est un monument musical qui ne peut être exécuté que par des artistes hautement professionnels. Ils doivent être capables de surmonter les difficultés de cette musique mais aussi les faiblesses du livret du poète Jaroslav Vrchlický dont les vers ne se prêtent pas facilement au chant. C’est une des raisons pour laquelle Armida ne figure pas aussi souvent au répertoire des théâtres tchèques comme les opéras Rusalka ou Le Jacobin du même auteur. Mais les directeurs de théâtre qui osent s’attaquer à cette œuvre monumentale sont finalement récompensés par les beautés de sa musique. Selon Robert Jindra, le Dvořák d’Armida est déjà un compositeur au seuil de la modernité :

Antonín Dvořák | Photo: Atelier de Jan Langhans

« Dans la musique du troisième acte, par exemple, on peut même déceler certains éléments impressionnistes. Dvořák utilise certains procédés évoquant l’impressionnisme musical français tout en restant fidèle à lui-même dans ses principes harmoniques. Souvent on me demande si Armida est l’œuvre la plus wagnérienne d’Antonín Dvořák mais je ne pense pas qu’on puisse la comparer à Wagner. C’est une musique différente et relativement moderne dans laquelle Dvořák s’est dépassé lui-même, une musique originale et belle, mais aussi une musique extrêmement difficile à interpréter et pour l’orchestre et pour les soli. Ce n’est qu’en cela qu’elle peut être comparée, si vous voulez, au grand opéra wagnérien. »

'Armida' | Photo: Zdeněk Sokol,  Théâtre national

Comme un immense récitatif

Pour la cantatrice Alžběta Poláčková qui incarne Armida dans cette production du Théâtre national, c’est un rôle qui lui apporte malgré toutes les difficultés une sensation de profondeur et d’intimité :

Alžběta Poláčková | Photo: Zdeněk Sokol,  Théâtre national

« C’est un rôle extrêmement exigeant en ce qui concerne la quantité des tons qu’il faut chanter et aussi à cause du livret très compliqué de Jaroslav Vrchlický. En même temps, c’est une musique tellement saisissante, tellement inspiratrice que cela m’envahit dès le début et ne me lâche qu’à la fin. Et pendant tout cet opéra je me trouve dans un monde qui est à moi, comme si c’était mon histoire. Cela diffère des autres opéras parce que c’est comme un immense récitatif très fluide et dont les parties s’enchaînent tout à fait continuellement. C’est très intense. »

Le grand dilemme des chefs d’orchestre

'Armida' | Photo: Zdeněk Sokol,  Théâtre national

Grand symphoniste, Antonín Dvořák a créé pour son dernier opéra une partition très chargée qui exploite souvent toute la masse orchestrale et produit une grande intensité sonore. Evidement les chanteurs ne peuvent pas rivaliser avec un tel fleuve musical qui menace de les emporter et de couvrir leurs voix. Le chef d’orchestre qui dirige une telle œuvre se trouve donc face à un dilemme. S’il veut faire resplendir les voix, il doit atténuer la sonorité de l’orchestre au risque que de nombreuses beautés de la partition échappent à l’attention du public. Par contre, s’il veut étaler devant le public toutes les beautés de cette musique, il risque de couvrir les chanteurs ou de les obliger à forcer leurs voix. Comment passer sans dommage entre ces deux extrémités est un des grands secrets des meilleurs chefs lyriques. Le ténor Aleš Briscein qui campe dans cette production le personnage de Rinald, est bien conscient de ces pièges qui guettent les chanteurs et les chefs d’orchestre :

« Dans ses opéras, Dvořák est un compositeur très symphonique. Les rôles sont très difficiles. Je dois dire que dans notre version de l’opéra, malgré certaines coupures, le rôle de Rinald pose de grosses exigences à l’interprète jusqu’à la fin de l’opéra. Ainsi, je ne pourrais comparer mon rôle qu’aux grands rôles du répertoire wagnérien. Très exigeant mais très beau. »

Aleš Briscein  (Rinald) et Alžběta Poláčková  (Armida) lors de la répétition | Photo: Zdeněk Sokol,  Théâtre national

Le grand amour de la princesse de Damas

Jaroslav Vrchlický | Photo: Zlatá Praha,  č. 1,  XXX. ročník,  1913/Ústav pro českou literaturu AV ČR/Wikimedia Commons,  public domain

Le poète Jaroslav Vrchlický a modifié dans une certaine mesure l’histoire d’Armida tirée de La Jérusalem libérée. Dans son livret, Armida, princesse de Damas et fille du roi Hydraot, est envoyée par son père dans le camp des croisés pour y semer la discorde. Cette intrigue est nouée par Ismen, roi de Syrie, prétendant à la main d’Armida. La princesse refuse d’abord, puis accepte cette mission périlleuse dans l’espoir de retrouver dans le camp ennemi Rinald, jeune homme qu’elle a rencontré lors d’une partie de chasse et dont elle est tombée éperdument amoureuse. Arrivée dans le camp des croisés, elle réussit à susciter la même passion chez Rinald qui abandonne ces compagnons de combat et se réfugie avec Armida dans un château féérique pour se livrer entièrement à son amour...

'Armida' | Photo: Zdeněk Sokol,  Théâtre national

Le rôle du derviche tourneur

Les éléments surnaturels, les sortilèges, les miracles scéniques jouent un rôle important dans cet opéra. Le metteur en scène Jiří Heřman qui voulait donner à cette œuvre un aspect plus contemporain sans renoncer tout à fait à son aspect féérique, a donc choisi un compromis :

'Armida' | Photo: Zdeněk Sokol,  Théâtre national

« Je pense que c’est un grand défi pour chaque metteur en scène. Je ne voulais pas supprimer tout à fait l’élément féérique dans cette histoire. J’ai trouvé donc le personnage de derviche et j’en ai fait un point central de ma conception. C’est justement à travers de ce personnage du derviche tourneur, ce personnage tourbillonnant que nous pénétrons dans un autre monde, dans un autre temps, dans le monde de l’imagination qui n’est pas tout à fait réaliste. Cela nous a permis de représenter sur la scène les éléments de conte de fées, les palais, le désert, l’apparition du dragon, etc. Nous avons cherché à conserver tous ces éléments féériques et de les présenter d’une façon divertissante pour amuser le spectateur et pour lui permettre de vivre la magie du théâtre. »

'Armida' | Photo: Zdeněk Sokol,  Théâtre national

Une fin tragique et la catharsis

C’est le bouclier de saint Michel brandi par ses compagnons en face de Rinald qui finit par briser le charme et sortir le chevalier de son envoûtement amoureux. Il délaisse Armida et revient chez les croisés pour poursuivre sa mission qui est la libération de Jérusalem. Revenu dans son camp, Rinald est provoqué en duel par un chevalier inconnu qui porte un masque. Atteint mortellement dans le duel, l’inconnu se dévoile et Rinald retrouve sous l’armure Armida qui est venue chercher la mort entre ses bras. Avant le dernier soupir de sa bien-aimée, le chevalier désespéré lui administre le sacrement du baptême.

Une femme entre Orient et Occident

Aleš Briscein  (Rinald),  Alžběta Poláčková  (Armida),  Jan Šťáva  (Ubald) | Photo: Zdeněk Sokol,  Théâtre national

Dans la production du Théâtre national le metteur en scène Jiří Heřman cherche à rajeunir le vieux livret. Il situe l’histoire d’Armida dans un conflit très ancien et en même temps très actuel entre la chrétienté et l’islam et plus généralement entre l’Occident et l’Orient. Aidé par une scénographie dépouillée et aux formes pures, il interprète le sujet de cet opéra comme un tableau de la rivalité masculine qui génère le conflit, la guerre et la mort. Armida, une femme déchirée entre le monde musulman et le monde chrétien, une femme qui aime sincèrement et profondément, est la victime innocente de ce conflit millénaire :

« Le message de cet opéra est pour moi dans le fait qu’en réalité les religions qui devraient unir les hommes, ne font que les séparer. Et Armida est pour moi un être exemplaire, une femme qui aime profondément et qui surmonte tous les antagonismes pour donner son cœur tout entier à Rinald. »

'Armida' | Photo: Zdeněk Sokol,  Théâtre national