Arnaud Rykner : « L’œuvre de Duras change la vie »
Comment expliquer la constante modernité de l’œuvre de Marguerite Duras ? Pourquoi les romans, les pièces de théâtre et les films de Marguerite Duras, qui a vécu entre 1914 et 1996, ne vieillissent-ils pas ? Difficile de répondre à ces questions car les œuvres de cette écrivaine, comme d’ailleurs toutes les grandes œuvres d’art, ne livrent pas facilement leur secret. C’est le théâtre de Marguerite Duras qui a été le sujet principal d’une rencontre organisée, début avril, au café de l’Institut français de Prague. Parmi les invités qui ont animé le débat il y avait aussi l’écrivain et essayiste Arnaud Rykner. Il a évoqué la personnalité et l’œuvre de Marguerite Duras au micro de Radio Prague.
Marguerite Duras était célèbre quand j’étais jeune, donc il y a presque 50 ans. Est-ce qu’aujourd’hui son œuvre est encore lue? Est-ce une œuvre qui a quelque chose à dire au lecteur de notre temps?
«Oui, elle reste un auteur complètement mythique. Elle a fasciné toute une génération dans les années soixante et soixante-dix mais ça continue de bouleverser y compris les plus jeunes générations. Pourquoi ? Parce qu’elle parle du désir. Elle parle des relations entre les individus, des hommes et des femmes en particulier, mais aussi entre les hommes et les hommes, et les femmes et les femmes. Du coup, c’est une auteure qui, effectivement, est lue, qui est jouée fréquemment. Son cinéma en revanche est moins souvent vu, ce qu’on peut peut-être regretter. Alors que son cinéma reste révolutionnaire.»
Marguerite Duras était souvent considérée comme faisant partie du mouvement littéraire du Nouveau roman. Etait-elle une représentante typique de ce mouvement ou était-ce quand même un personnage à part?
«On pourrait dire que tous les grands auteurs du Nouveau roman sont des personnages à part. Le Nouveau roman les a aidés à émerger tous ensemble parce qu’ils contestaient les bases du roman ancien et même celles du théâtre traditionnel. Et ils se sont retrouvés à un moment en faisant tomber toutes les barrières. C’est pour ça qu’on les a rassemblés, les uns avec les autres. Mais en fait si l’on regarde tous les grands noms de ce mouvement que ce soit Nathalie Sarraute, que ce soit Claude Simon, que ce soit donc Marguerite Duras, on s’aperçoit qu’ils sont très différents les uns des autres. Ce qu’on peut dire de Marguerite Duras, c’est qu’elle était probablement la plus marginale par rapport aux autres. A un moment on a dit qu’elle était dans le Nouveau roman, et en fait dans l’historiographie du Nouveau roman on l’a souvent laissée du côté, après, en gardant surtout Sarraute, Simon, Robbe-Grillet et Pinget.»
L’œuvre la plus célèbre de Marguerite Duras est sans doute « L’amant ». Est-ce une célébrité justifiée ou ce roman a-t-il éclipsé un peu injustement les autres œuvres littéraires de Duras?
«Si c’est une question personnelle je répondrais que ce n’est pas mon œuvre préférée de Marguerite Duras, loin de là, et que quelque part il y a effectivement une injustice à ce que ce soit justement cette œuvre qui soit la plus reconnue. En même temps, c’était celle qui était sans doute la plus reconnue parce qu’elle racontait les souvenirs d’enfance donc chacun peut se retrouver dans ce rapport à l’enfance mais, d’une certaine façon, c’est une partie un peu dévoyée de l’œuvre de Duras. Je pense que la partie la plus durassienne n’est pas là. La partie la plus durassienne, ce serait du côté de ‘Le ravissement de Lol V. Stein’ ou les pièces comme ‘Savannah Bay’ et ‘L’amante anglaise’. En même temps, ce qui fait l’intérêt de ‘L’amant’ c’est que ça a fait connaître Marguerite Duras dans le monde entier. Alors qu’elle était un petit peu restreinte, disons, au petit cercle de lettrés français, ‘L’amant’ l’a faite connaître dans le monde entier et beaucoup en Asie. »
Marguerite Duras était écrivaine, dramaturge et cinéaste. Laquelle de ces trois Duras est pour vous la plus importante?
«Je pense qu’on ne peut pas les séparer parce qu’elle a fait tomber les barrières entre tous les genres. Romancière, elle était déjà l’écrivain de théâtre, faisant du théâtre elle était déjà cinéaste, faisant du cinéma elle faisait encore des romans. Donc elle a vraiment décloisonné. C’est pour ça qu’on ne peut pas la situer dans un genre ou dans un autre, mais c’est pour cela qu’on peut encore pratiquer les trois types d’écriture qu’elle a renouvelés et où elle fait la révolution : à la fois dans le roman, dans le théâtre et dans le cinéma. Pour le cinéma elle a encore aujourd’hui une place à part. Il faut dire que le cinéma est encore dominé par Hollywood, par les critères hollywoodiens. Il est évident que Duras est à des milliers d’années-lumière de cela, elle reste un peu marginale. Pour répondre à votre question, on peut dire que c’est peut-être dans le cinéma qu’il reste encore plus à découvrir de Duras. Elle a d’ailleurs dit une chose très belle: ‘On dit de moi que je dégoûte les gens de cinéma’. Et elle précise : ‘Quel éloge’. Finalement, pour elle, dégoûter les gens du cinéma tel qu’il se fait, c’était un éloge. Parce qu’elle ne se retrouvait pas dans la narration, dans l’incarnation, dans une sorte de copie pas très belle de la réalité.»
Dans ses pièces de théâtre et dans ses films Marguerite Duras a imposé, on peut dire, l’art du silence, l’art des pauses qu’elle a mises dans ses pièces et ses films. Peut-on trouver quelque chose qui ressemble à ce silence aussi dans ses œuvres littéraires?
«Oui, complètement. Son écriture, c’est une écriture de silence. Les mots chez elle n’ont de sens que grâce au silence et en même temps font résonner le silence. Ce n’est pas une œuvre de langage pour la beauté de langage, ce n’est pas la beauté de langage qui l’intéresse comme tous ses écrivains-là. Ce sont beaucoup plus les relations entre les gens, or les relations entre les gens passent d’abord par le silence. Donc le langage est d’abord une façon de faire ressortir le silence, de lui donner de l’épaisseur. Et c’est ça qui est le plus important chez elle, vraiment .»
Qu’est-ce que Marguerite Duras vous a apporté à vous personnellement?
«Je pense que comme pour tous les grands auteurs, j’en citerais trois ou quatre, pour moi elle change la vie. C’est vraiment quelqu’un qui change la vie des gens qui lisent ses œuvres. Il y a des milliers de personnes qui ont été bouleversées, dont la vie a changé après la lecture de ‘Le ravissement de Lol V. Stein.’ Moi, c’est un peu la même chose avec ‘L’amante anglaise’ que j’ai vue et revue, ou alors avec une autre pièce qui s’appelle ‘Agatha’. Après, on n’est pas le même. On voit les autres différemment, on voit les rapports à autrui, les rapports au désir différemment. C’est un petit peu comme quand on regarde le soleil. Quand on regarde le soleil de trop près, on a les yeux brûlés. Donc avec Duras, il ne faut pas s’en approcher trop parce que c’est fascinant, c’est merveilleux et en même temps c’est ce qui éclaire. C’est vraiment une œuvre qui change la vie, je ne peux le dire autrement.»
Duras demande à ses lecteurs et à son public beaucoup d’imagination. Est-ce que le public et les lecteurs de notre temps, de l’époque audiovisuelle, sont capables de répondre à cette attente?
«Alors je dirais à la fois oui et non. Non parce que ça demande beaucoup de patience, beaucoup d’attention et un certain effort et c’est vrai qu’on n’est pas incité à cela parce que les films nous donnent peu à penser et beaucoup à voir et beaucoup à entendre, alors que chez elle c’est l’inverse, il faut beaucoup imaginer. On nous donne peu pour produire beaucoup, si je puis dire. Mais d’un autre côté, comme son œuvre est extrêmement visuelle, elle appelle la vision, une vision intérieure, donc elle est complètement en phase avec son époque. D’ailleurs beaucoup de plasticiens européens ont été influencés par l’œuvre de Duras. Encore aujourd’hui, et plus aujourd’hui, ils la découvrent. Les vidéastes, par exemple, s’aperçoivent qu’elle a inventé leur art d’une certaine façon, parce qu’elle travaillait avec peu d’images et en même temps ce peu d’images créait infiniment d’images. Peu de mots, et à partir de peu de mots une multitude d’images mais intérieures. Et comme elles sont intérieures, elles sont beaucoup plus véridiques, beaucoup plus authentiques. Et en même temps, elles sont à nous donc c’est beaucoup plus intéressant.»
Si je ne connaissais rien de Marguerite Duras et si je voulais commencer à lire ses œuvres, que me recommanderiez-vous?
«Alors, je vais allez dans le sens contraire de ce que je vous ai dit tout à l’heure. Peut-être que je vous recommanderais ‘L’amant’ même si pour moi ce n’est pas son œuvre principale, mais il y a quand même quelque chose de Duras dedans et c’est une œuvre plus facile. Et en même temps je pense que l’œuvre la plus intéressante est ‘Le ravissement de Lol V. Stein’ avec peut-être du côté des pièces de théâtre ‘L’amante anglaise’, une pièce qui est jouée actuellement en Tchéquie, et ‘Savannah Bay’. C’est une pièce bouleversante sur l’amour, sur l’amour mère-fille. Peut-être ce seraient les trois œuvres que je recommanderais. »