Benoît Duteurtre : La modernité est devenue un système autoritaire

Benoît Duteurtre, photo: John Foley

Dans la première partie de l'entretien avec Benoît Duteurtre présentée dans cette rubrique il y a une semaine, il était question de littérature et notamment de son roman « Le Voyage en France ». Dans la seconde partie que nous vous proposons aujourd'hui, cet écrivain musicologue évoquera d'autres thèmes qui lui sont proches. Il reviendra sur sa polémique avec les auteurs de la musique atonale, parlera de son admiration pour le compositeur Bohuslav Martinu et ne cachera pas non plus son engouement pour l'opérette, genre décrié qu'il cherche à réhabiliter.

Vous sentez-vous à l'aise dans la société moderne ou bien quels sont, d'après vous, les défauts de celle-ci ?

« C'est complexe et c'est aussi un des sujets de ce livre (Le Voyage en France). Curieusement, quand je voyage aux Etats-Unis, je m'y sens presque mieux alors qu'ici je déteste tout ce qui nous vient des Etats-Unis, tout ce qui est copié un peu bêtement des Etats-Unis. Quand cela se passe en France ou dans n'importe quel pays d'Europe, je le trouve insupportable. Quand je suis là-bas, je suis dans le bain, je suis pris dans le modèle de la pure modernité et cela devient naturel. Cela n'est plus tellement schizophrénique et je le supporte finalement beaucoup mieux.

C'est évident que j'ai plutôt un tempérament nostalgique. Alors cela fait toujours beaucoup de polémiques en France parce que je critique toujours la modernité. D'un côté il y a ceux qui m'attaquent en disant : 'vous êtes réactionnaire, vous n'aimez pas le monde moderne'. Mais d'abord pourquoi faudrait-il aimer le monde moderne ? Les artistes ont toujours rêvé d'autres âges d'or qui n'existent sans doute pas. Balzac préférait l'époque qu'il n'avait pas connue mais qui avait été avant lui. La nostalgie fait partie du tempérament artistique. Mais inversement je pourrais dire et je le dis aussi que ma critique de la modernité n'est pas une critique anti-moderne, j'aime l'art moderne, le surréalisme, la musique moderne et j'aime Stravinski. Je suis donc dans une position critique non pas de la modernité, mais de ce que la modernité est devenue, de la façon dont la modernité s'est transformée en un système industriel et économique assez totalitaire. Cette modernité est devenue vraiment un dogmatisme. La modernité, comme la liberté d'esprit et d'invention, je l'adore. »

C'est aussi ce que vous reprochez à la musique atonale, n'est-ce pas ?

« Oui, cela rejoint exactement ma réflexion sur la musique. C'est la métaphore, effectivement. La modernité, c'était un extraordinaire mouvement d'affranchissement, de libération, d'exploration, d'imagination. Hier soir j'ai écouté encore les Noces de Stravinski. C'est tellement magique qu'on ne peut pas y résister. Mais puisque je suis à Prague, je pourrais dire que j'adore aussi les symphonies de Martinu qui sont pour moi de vrais chefs-d'oeuvre du milieu du XXe siècle. C'était la modernité comme aventure.

Avec la musique atonale et une grande partie de l'art contemporain, à partir des années cinquante, la modernité est devenue une espèce de système très austère, autoritaire, intransigeant, qui, à mon avis, est la négation même de ce que sont la liberté et la fantaisie moderne. Evidemment, l'artiste n'est pas là pour flatter les goûts du public mais la position des avant-gardes selon laquelle l'artiste serait une espèce de souverain dans sa tour d'ivoire et selon laquelle le public serait là simplement pour essayer de comprendre et d'apprendre à se soumettre à la pure invention, je n'y crois pas non plus. Je crois qu'il y a toujours dans l'art une interaction entre le créateur et son public.

Je pense que cela marche ou ne marche pas, et il se trouve que dans toute une partie de la musique contemporaine cela marche très bien. Je ne connais pas très bien la musique tchèque d'aujourd'hui mais je peux citer quelques exemples: la musique de John Adams aux Etats-Unis, de Gorecki en Pologne, d'Arvo Pert dans les pays baltes, de Schnidtke entre l'Allemagne et la Russie, la musique de certains compositeurs français qui ne sont pas si connus internationalement mais qui ont beaucoup de succès en France comme Philippe Hersant. Tout cela, c'est une musique qui a trouvé son public tout naturellement. Il n'y a eu ni efforts particuliers des créateurs, ni leçons forcées d'enseignement au public. Non, c'est une chose qui se fait tout seule. Et il est vrai que ce sont tous des compositeurs qui ont en commun d'écrire une musique tonale au sens large parce que ça marche. »

Vous avez parlé de Bohuslav Martinu. Quelles sont les qualités de sa musique d'après vous ?

« D'abord je l'aime bien parce que il est élève de Roussel, qui est un des mes compositeurs français préférés et qui est un peu éclipsé par Debussy et Ravel., Alors je trouve qu'il y a chez Martinu d'une part cette force rythmique qui existe d'ailleurs aussi chez Roussel, Stravinsky, Prokofiev, mais lui c'est vraiment un expert en rythme efficace, en rythme motorique. On est pris par sa musique. Et en même temps il y a une qualité harmonique et mélodique qui peut être parfois déchirante d'ailleurs dans certaines pièces mais qui est aussi très saisissante. Et je trouve justement qu'on est là dans un langage tonal complément dégagé de la tonalité fonctionnelle du XIXe siècle. »

Vous avez écrit aussi un livre sur l'opérette, un genre tombé en désuétude d'après beaucoup. Pourquoi aimez-vous l'opérette, qu'y a-t-il de si vivifiant, de si charmant dans l'opérette ?

« J'ai d'abord aimé Offenbach. Je dirais que c'était à cause d'une espèce de folie. J'ai aimé en même temps Ionesco et Offenbach, si vous voulez. Il y a une espèce de folie très près du dadaïsme dans les opérettes du Second Empire, chez Offenbach et chez Hervé. J'ai aimé ça d'abord parce que c'était une forme de modernité radicale sous l'apparence d'un petit genre divertissant. Et puis cela a dû être aussi un peu par provocation parce que c'était un genre tellement mal vu que j'ai voulu y fouiller un peu plus près, et j'ai découvert que dans le monde de l'opérette il y a de vrais grands musiciens comme André Messager qui a été l'ami proche de Debussy, de Puccini, comme Reynaldo Hahn, comme Franz Lehar. Ce sont de grands compositeurs qui savent réaliser cette chose qui m'intéresse, c'est-à-dire trouver une espèce d'équilibre entre la veine populaire et la musique élaborée, quelque chose qu'on a un peu perdu aujourd'hui. En littérature, en musique, au théâtre, on a l'impression qu'il y a d'un côté une avant-garde, quelque chose de plus en plus sophistiqué, hautain, prétentieux, un art, comme on dit en France, « qui se prend la tête », et puis, d'un autre côté, un art populaire qui est de plus en plus vulgaire et commercial et vraiment assez déprimant. Et ce qui m'intéresse est tout ce qui fait le pont entre les deux, les arts intermédiaires. »