Bertha la Paix

Bertha von Suttner
0:00
/
0:00

"L'abolition de l'esclavage a été précédé par le livre d'une femme, Mme Beecher-Stowe. Pourvu que votre livre précède l'abolition de la guerre," a écrit Léon Tolstoï à Bertha von Suttner. Ce n'était pas une comparaison prise à la légère. Tandis que le livre "La case de l'oncle Tom" de la romancière américaine Harriet Beecher-Stowe a précipité le mouvement pour l'émancipation des Noirs d'Amérique, le roman "A bas les armes" de Bertha von Suttner allait déclencher le mouvement pour la Paix.

Le livre "A bas les armes" paraît en 1889 et connaît presque immédiatement un immense succès international. L'éditeur hésite d'abord et demande à Bertha von Suttner de changer ou de supprimer carrément certains passages, mais elle ne cède pas et réussira à défendre l'intégrité de son oeuvre. Le livre paraîtra à Dresde, à Leipzig, et à Vienne et sera traduit dans une quinzaine de langues. Rien qu'avant 1895 le roman sera publié en 12 éditions. Ce récit sur la vie d'une jeune femme, Martha, qui perd son jeune époux dans la guerre austro-italienne, est vendu à deux millions d'exemplaires. Le public s'arrache le livre qui démontre l'horrible absurdité de la guerre à travers les sentiments de son héroïne. L'auteure de ce best-seller, qui ne cache pas ses intentions anti-militaristes, se voit propulsée au premier plan de la vie internationale et saura profiter de cette nouvelle popularité.

En 1891, Bertha von Suttner prononce son premier grand discours public au IIIe Congrès international de la Paix à Rome et devient le personnage central du mouvement pacifiste européen. C'est à son initiative que les organisations nationales se réunissent en Union internationale de la Paix. Désormais elle poursuivra avec une énergie inépuisable son oeuvre pacifiste qui lui apportera, en 1905, le prix Nobel de la Paix.

Jean Paul Vienne, vice-président du Mouvement de la Paix d'Isère, a évoqué dans une étude intitulée "Bertha von Suttner, une vie pour la paix " les innombrables activités de cette femme : "On n'imagine plus son prestige: avec une très grande lucidité, elle avait reconnu qu'on ne pouvait lutter efficacement contre la guerre qu'en s'attaquant à ses causes profondes, l'exploitation économique, l'oppression politique et toutes formes d'injustice. Au centre de ses propositions qu'elle répétait inlassablement: le désarmement et la création d'une cour d'arbitrage internationale pour régler tous les litiges entre les nations par le droit. Ses bêtes noires: l'empereur d'Allemagne, le très belliciste Guillaume II, le militarisme austro-hongrois, les nationalismes de toute sorte, la course insensée aux armements... et les fabricants et marchands de canons."


Bertha von Suttner
C'est probablement le trac qui a décidé de la vie de la comtesse Bertha von Kinsky, née à Prague en 1843. Il s'en est fallu de peu pour qu'elle devienne cantatrice. Bien que son talent pour le chant soit évident, ses tentatives de chanter en public se soldent par des échecs, car elle a la gorge serré par le trac. Issue d'une grande famille aristocratique, elle ne possède aucune fortune personnelle, mais elle est riche de connaissances. Elle maîtrise parfaitement quatre langues, et ses connaissances en littérature, philosophie, biologie, physique et chimie sont tout à fait exceptionnelles pour une femme du XIXe siècle. Comme les hommes n'aiment pas trop les femmes savantes, elle estime que cette large culture encyclopédique et sa liberté d'esprit la rendent inépousable.

Adolf Wittgenstein
Mais quoiqu'elle fasse, le charme particulier de cette femme trop instruite et se qualifiant de "Bas bleu", ne passera pas inaperçue chez les hommes et le roman de sa vie sera aussi un roman d'amour. Ils seront plusieurs à tomber amoureux d'elle. Parmi ses prétendants, on trouve par exemple le fils d'un riche commerçant australien mais aussi deux princes. Une idylle naît entre Bertha et le prince Heraclius de Georgie, mais la liaison est rompue avant le mariage. Il semble que le bonheur guette la jeune femme lorsqu'elle fait la connaissance, à Baden-Baden, du prince Adolf Wittgenstein, chanteur d'opéra. Il part pour un engagement au Metropolitan Opéra de New York et il invite Bertha aux Etats-Unis où il veut l'épouser. Malheureusement, il meurt, terrassé par un infarctus, sur un bateau au milieu de l'Atlantique.


Arthur von Suttner
C'est donc en devenant gouvernante dans la maison de la famille Suttner à Vienne, que Bertha fait finalement connaissance de l'homme de sa vie. Le baron Arthur von Suttner, fils de famille, s'éprend de la charmante gouvernante, mais ses parents s'opposent à son intention d'épouser cette femme extravagante et sans fortune qui, en plus, est de sept ans son aînée. Il faudra beaucoup de persévérance et de courage avant que les deux amants parviennent à leur fin. Après un mariage clandestin, ils partent immédiatement en Géorgie où ils resteront pendant neuf ans en gagnant leur vie avec le journalisme et la littérature. Bertha se met à écrire. Elle donnera une quarantaine d'ouvrages d'un niveau inégal qui, peu à peu, la font connaître des lecteurs, et lui apportent finalement la gloire mondiale. Arthur restera le compagnon fidèle de Bertha, son complice et son collaborateur pendant tout le reste de sa vie. La mort le séparera de son épouse en 1902, à l'âge de 52 ans. Bertha, couverte d'honneurs, vénérée par certains et décriée par d'autres, poursuivra son oeuvre sans relâche jusqu'à la fin. Celle qu'on surnomme "Bertha la Paix" s'éteint en 1914, quelques semaines à peine avant le début de la guerre mondiale qu'elle cherchait à éviter par tous les moyens.

Impossible de résumer une vie aussi riche et aussi pleine d'événements dont les conséquences et les bienfaits se font sentir encore aujourd'hui. Jean Paul Vienne: "On peut même dire qu'elle inventa le militantisme moderne, lequel repose sur une vision assez globale des problèmes; d'abord au sens où les valeurs qu'elle défendait avaient une portée universelle, donc planétaire, ensuite parce qu'elle reconnut très vite que toute les causes sont liées. C'est ainsi qu'elle fut non seulement une grande pacifiste (elle a, du reste, inventé le concept), mais aussi une antiraciste (elle lutta notamment, sans relâche contre l'antisémitisme) une anticolonialiste, une militante des droits de l'Homme, et, plus spécifiquement, des droits de la femme (elle avait sur l'éducation des jeunes filles des idées révolutionnaires, dont la modernité peut étonner)."


Rediffusion du 26/11/2005