« C’est une histoire d’amour pour la France »

Lyon, photo: Archives de CRo7

Comment l’Histoire, avec un grand H, influence-t-elle le cours de nos vies et nos histoires d’hommes et de femmes ? De nombreux Tchèques émigrés après l’invasion de leur pays en août 1968 pourraient répondre à cette question et témoigner. Jeune retraitée vivant en France depuis plus de quarante ans, Adéla Dez est de ceux-là. Nous l’avons rencontrée en septembre dernier à Lyon. Dans un bistrot de la place Bellecour, Adéla Dez nous a longuement raconté son histoire ; l’histoire d’abord d’une jeune femme que les aléas de l'Histoire ont fait basculer :

Photo: Archives de CRo7
« C’est une histoire d’amour… L’amour pour la France d’abord, pour sa langue et sa culture. C’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup attirée, même si à Prague j’ai fait des études de mécanique dans une école d’ingénieurs. Sous mes livres de cours, il y en avait toujours un autre en français. Ca m’intéressait bien plus. Ces études de mécanique, ce n’était pas mon choix. A l’époque, on ne pouvait pas toujours étudier ce que l’on voulait. On étudiait donc là où on nous disait d’étudier. Et moi, on m’a dit : ‘si tu veux faire des études, ce sera la mécanique’. Mais cela n’a rien changé à mon intérêt pour le français. Ensuite, déjà avant 1968, les frontières se sont un peu entrouvertes, on commençait à avoir la possibilité de sortir du pays. Sur invitation de mes correspondantes, j’ai alors fait mes premiers voyages en France pendant les vacances. Et là, j’ai découvert quelque chose qui m’a énormément surprise. Je pensais pouvoir parler français, mais les gens ne me comprenaient pas et moi, je ne comprenais pas ce qu’ils me disaient. Tandis que je parlais avec un accent de Prague, les Français, eux, parlaient trop vite pour moi. Et pourtant je lisais le français et l’écrivais sans fautes. Cela a été un choc. Il y avait ce que l’on m’apprenait, ce que moi je pouvais apprendre et la réalité… Heureusement, ça s’est vite arrangé. Mais ces premiers voyages ont quand même été un grand plaisir et une grande satisfaction pour mes parents, qui eux aussi étaient francophiles et avaient pu voyager avant la guerre. Après ils en ont été empêchés bien sûr, mais quand ils ont su que j’avais la possibilité de découvrir la France à vingt ans, ils ont été très heureux pour moi. »

Ainsi donc commence l’histoire de la jeune Adéla Dez. Mais celle-ci ne s’arrête pas en si bon chemin :

« En 1968, j’ai commencé à travailler. C’était le Printemps de Prague, une période d’espoir. Tout avait l’air de bien marcher. Les frontières s’ouvraient, on voyageait comme on voulait, on lisait ce qu’on voulait, il n’y avait plus de censure et il y avait aussi des Français qui commençaient à venir travailler à Prague. Il n’y en avait pas beaucoup, mais il y en avait quelques-uns quand même. Et c’est comme ça que je suis devenue interprète dans une entreprise industrielle et que j’ai commencé à travailler avec un Français qui, à l’époque, voulait vivre à Prague. Mais après l’histoire a tourné, comme vous le savez. En août tout est devenu différent et c’est lui qui m’a demandé si je voulais vivre avec lui en France, parce que lui n’avait plus de projet à Prague. Et c’est ainsi que je me suis retrouvée en France. »

Quitter votre pays et tout ce qui s’y rattachait a-t-il été une décision difficile à prendre ?

« Oui, cela a été très difficile. Il a fallu quitter ma famille et Prague que j’aimais tant. Je n’avais jamais imaginé vivre ailleurs qu’à Prague. J’y étais bien. Mais un jour je me suis dit que soit nous voulions vivre avec lui, soit il fallait que l’on se sépare, que l’on se quitte et ne plus nous voir. Alors je l’ai suivi… »

1968 a été une année très particulière dans l’histoire du XXe siècle. Un peu partout dans le monde il y a eu de grands événements. Lorsque vous êtes arrivée en France après l’écrasement du Printemps de Prague que vous avez évoqué, quelle était l’image ou l’opinion qu’avaient les Français de ce qui s’était passé en Tchécoslovaquie ?

« J’ai rencontré des Français qui étaient au courant. A l’époque, je voyageais beaucoup en autostop, j’avais donc souvent l’occasion de parler avec les gens. Quand ils apprenaient que j’étais Tchèque, certains s’intéressaient et me posaient des questions. Mais j’ai aussi rencontré beaucoup de gens pour lesquels 1968, ce n’étaient que les étudiants à Paris et la pénurie d’essence. Ceux-là ne voyaient pas ce qui se passait au-delà des frontières de leur pays. Pour eux n’existaient que les pavés de Paris. Il y avait donc ces deux catégories de gens. »

A-t-il été difficile d’entretenir des liens avec votre pays d’origine entre le moment de votre départ et la chute du Mur de Berlin, la révolution en Tchécoslovaquie et la réouverture des frontières ?

« Comme je suis devenue Française par le mariage, les Tchèques m’ont donné un passeport d’émigration, ce qui voulait dire que j’étais en situation légale avec la possibilité de vivre en France et de voyager en Tchécoslovaquie. Mais il fallait toujours demander un visa pour une durée déterminée. Il y avait donc quelques tracasseries administratives. Parfois aussi le passage de la frontière était particulièrement désagréable. Les douaniers nous donnaient l’impression que nous étions des privilégiés parce que nous pouvions voyager. Mais ils ne voulaient pas que l’on croie que tout était si simple. Ils nous rendaient le passage difficile notamment en déballant toutes nos affaires. »

La vingtaine d’années qui sépare ces deux grands événements que sont l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 et la révolution en 1989 est une période très sombre de l’histoire tchèque, particulièrement avec la Normalisation et la chape de plomb qui s’est abattue sur le pays. A cette époque, parlait-on encore de la Tchécoslovaquie en France ou était-ce alors un pays complétement oublié ?

« Je me suis rendu compte que mon histoire n’intéressait pas du tout les gens que je rencontrais et qui ne me connaissaient pas. Ce n’était pas la peine d’en parler. »

Pensez-vous que cette mentalité a évolué depuis ? Il y a eu un grand intérêt pendant et après la révolution pour l’ensemble de l’Europe centrale et de l’Est, mais les Français ont la réputation de ne pas toujours être très ouverts sur l’extérieur. Ils connaissent souvent mal la République tchèque, même si c’est vrai aussi que c’est un petit pays…

« Il m’arrive maintenant de plus en plus souvent lorsque je rencontre des inconnus auxquels je me présente en leur disant que je suis originaire de Prague, qu’ils me disent ‘Ah, oui ! J’y suis allé, quelle belle ville !’ ou ‘J’aimerais bien y aller’. Il y a donc déjà un changement à ce niveau. Avant, c’était un pays de l’Est. L’Est, c’était très vague, très loin, souvent confondu avec la Yougoslavie. Mais aujourd’hui, les gens ont une notion de Prague. Ceux qui l’ont vue l’ont beaucoup appréciée et ont envie d’y retourner. »

Avez-vous retrouvé et repris contact avec des anciennes connaissances après la révolution ? Milan Kundera l’a évoquée dans L’Ignorance, cette difficulté pour les Tchèques émigrés de revenir dans leur pays d’origine, le regard que les Tchèques restés au pays portaient sur ces exilés, la différence dans le comportement et la mentalité… Est-ce quelque chose que vous avez vécue vous aussi après la révolution lors de vos séjours en République tchèque ?

Lyon,  photo: Archives de CRo7
« La situation décrite par Kundera, je l’ai vécue aussi. Mais plus avec des gens qui n’étaient pas des proches. Avec ma famille et mes amis proches, nous ne nous sommes pas quittés grâce aux allers-retours que je pouvais faire sous le communisme. Je pouvais aussi inviter mon papa ou mon frère en France. Nous sommes donc restés très liés. Par contre, je n’ai pas cherché à contacter des anciens collègues ou amis, et eux ne m’ont pas cherchée non plus. Ce sont des liens qui se sont un peu distendus parce que pendant la période de la Normalisation, il n’était pas conseillé pour les personnes vivant en Tchécoslovaquie de rencontrer des émigrés ou des gens vivant en Occident. Je ne voulais donc pas alors moi non plus leur causer des ennuis par ma présence. Avec certains, nous nous sommes cependant retrouvés après 1989. »

Les années qui ont suivi la révolution ont été des années euphoriques remplies d’espoir avec notamment un président humaniste qui faisait de la République tchèque une exception. Quel regard portez-vous sur l’évolution de votre pays d’origine depuis ?

« En novembre 1989, dans les jours, les semaines et les mois qui ont suivi, j’ai été moi aussi très enthousiaste comme tout le monde. Je me réjouissais de voir restaurer la liberté de voyager, de penser, de lire, d’écrire, d’étudier… Parfois, j’enviais un peu les jeunes qui peuvent étudier où ils veulent avec les programmes internationaux qui existent. Beaucoup de Tchèques étudient à l’étranger, et ce n’est pour autant qu’ils émigrent. Ils reviennent avec un bagage qui peut leur profiter à eux mais aussi au pays. Tout ça, c’est très positif. Par contre, ce qui s’est passé après et que je déplore comme tant d’autres, c’est qu’il y a eu des gens qui sont arrivés aux affaires et qui se sont beaucoup enrichis avec par exemple la privatisation par coupons et d’autres privatisations. D’autres gens les ont enviés. Est-ce qu’ils se sont enrichis parce qu’ils étaient plus intelligents ou plus futés, moins honnêtes ? Après, il y a eu des frictions entre ceux dont la situation financière a énormément évolué et ceux qui sont restés à vivre dans des conditions peut-être encore moins avantageuses que celles qu’ils avaient avant. Avant, sous le communisme, l’Etat redistribuait de manière à peu près égale à tous, beaucoup de gens ne se faisaient pas de soucis. Ils savaient que l’Etat s’occupait d’eux. Ils n’avaient pas la possibilité par exemple de cotiser d’avantage pour la retraite, mais ils savaient qu’on s’occuperait d’eux comme des autres. Pour certains, c’était plus confortable. Et maintenant que tout cela a changé, qu’il faut être responsable pour soi-même et sa famille, il y en a qui n’y arrivent pas, qui ne savent pas faire, qui n’en ont pas les capacités mentales, qui n’en ont pas la possibilité ou qui n’avaient pas préparé leur avenir parce qu’ils ne pouvaient pas le faire. Alors, ces gens-là ont maintenant le sentiment d’être laissés en marge. D’autres ont réussi et pas eux. Et cela divise la société : il y a d’un côté ceux qui vivent bien, et certains même très bien, et de l’autre les laissés pour compte. Il y en a beaucoup qui vivent très mal. Evidemment, cette division de la société n’existait pas auparavant dans une société qui se voulait égalitaire. »

Suite de cet entretien dans une prochaine rubrique.