Conversation tchèque avec Noam Chomsky
Linguiste et philosophe de stature internationale, Noam Chomsky s’est rendu au début du mois de juin pour la première fois en République tchèque à l’invitation de l’Université Palacký d’Olomouc. Outre l’aspect scientifique de sa visite, l’intellectuel américain n’a pas manqué de provoquer l’ire d’anciens dissidents tchécoslovaques, dont il a relativisé l’importance de la lutte contre l’ancien régime communiste. Car Noam Chomsky, de sensibilité anarchiste, est également une figure de la contestation au capitalisme mondialisé et à la politique impérialiste des Etats-Unis d’Amérique.
« Il est inutile de dire que c’est un grand honneur pour moi de recevoir cette récompense, tout particulièrement parce que ma propre éducation scientifique a largement été influencée par le milieu intellectuel pragois de l’entre-deux-guerres et par toute une série d’intellectuels qui y ont travaillé, étudié ou au moins séjourné. C’est un vrai privilège d’être associé à cette riche tradition et c’est pourquoi je vous remercie. »
Professeure de linguistique à la Faculté de mathématiques et de physique de l’Université Charles, Eva Hajičová, savante renommée dans le monde entier, explique l’un des apports révolutionnaire de Noam Chomsky à sa discipline :
« Je crois que le plus important date de cette période du début des années 1980, quand, en linguistique, il a parlé de la différence entre les principes et les paramètres. D’un côté, nous avons quelque chose en commun, c’est de là que part l’idée de grammaire universelle : ce sont les principes. Chaque langue les adapte d’une certaine manière selon ses besoins. Et ensuite il y a la particularité ou la spécificité de chaque langue : ce sont les paramètres. Je pense que cela est assez illustratif et compréhensible. »Depuis la moitié du XXe siècle, Noam Chomsky a multiplié les ouvrages de référence et a posé les bases d’une compréhension de l’articulation entre les structures mentales, la pensée, et la faculté du langage. Invité à la Télévision tchèque, le linguiste américain a illustré sa thèse de la grammaire universelle, une connaissance grammaticale qui serait innée à notre espèce humaine :
« On en sait désormais beaucoup sur les principes partagés par toutes les langues. Il y a de bons indices qui laissent à penser que la structure syntaxique et l’interprétation sémantique des phrases sont comme fixées à travers les langues. Le système phonétique, la morphologie sont différents. Le tchèque est une langue à flexion, au contraire de l’anglais. L’ordre des mots est différent. Il y a beaucoup de différences dans la façon dont les mots viennent à la bouche. Mais apparemment ce qui se passe dans la tête est similaire et si nous en savions assez, nous pourrions découvrir que c’est totalement similaire. L’une des bonnes raisons de croire cela est la suivante : ce que les gens savent et comprennent, y compris les jeunes enfants, vient très rapidement et va bien plus loin que la capacité même de les dire. »
A Olomouc, Noam Chomsky a assisté à l’avant-première du film d'animation réalisé par le cinéaste français Michel Gondry « Conversation animée avec Noam Chomsky », une œuvre qui a reçu des critiques très favorables et qui mêle la fantaisie du réalisateur à l’expertise érudite du savant. Mais dans la capitale historique de la Moravie, en plus d’un petit peu de tourisme, le linguiste était surtout présent pour donner une conférence à guichet fermé. Un engouement confirmé par Petr Bilík qui est historien de l’art et vice-doyen de l’Université Palacky d’Olomouc :« Des gens sont venus de Pologne, de Slovaquie, de Russie, d’Espagne, de France ou encore d’Allemagne. Noam Chomsky a beau avoir un problème avec la mondialisation, il est sans aucun doute un grand de ce monde. »
Noam Chomsky est un intellectuel engagé à gauche, dénonçant les régimes ploutocratiques qui se font nommer démocraties libérales et les systèmes médiatiques, largement aux mains d’intérêts privés, qui les légitiment. Il s’oppose également à la politique étrangère des Etats-Unis et de ses alliés, et ce depuis la guerre du Vietnam :
« Dans les années 1960, j’étais opposé au plus grand crime qui a été commis depuis la Seconde Guerre mondiale, l’invasion américaine de l’Indochine, qui a tué des millions de gens et détruit trois pays, avec toutes les formes d’atrocité que vous pouvez imaginer. Il est vrai que cela a été controversé mais cela n’aurait pas dû : c’est une chose élémentaire. »
Des choses élémentaires qui ne vont pas forcément de soi en République tchèque où une phrase de Noam Chomsky a fait beaucoup couler d’encre. Evoquant le sort dramatique des dissidents d’Amérique latine dans des dictatures soutenues par les Etats-Unis, l’intellectuel a relativisé les souffrances endurées par les opposants aux régimes communistes qui bénéficiaient précisément de l’appui de Washington.
Voilà qui n’a pas plu du tout à certains anciens dissidents tchécoslovaques. Alexandr Vondra, signataire de la Charte 77 et membre du parti libéral ODS, a réagi particulièrement violement en sortant deux arguments éculés de sa botte secrète. Eu égard à sa position critique sur la politique d’Israël et à sa défense de la liberté totale d’expression, Noam Chomsky serait selon lui antisémite et sa pensée mènerait droit aux camps de concentration et aux goulags. Le philosophe Daniel Kroupa, également agacé par les propos du linguiste américain, a cependant eu une réaction plus nuancée :
« Monsieur Chomsky a vingt-cinq ans de retard. S’il avait eu le courage de venir à l’époque du régime de Gustav Husák et de faire une conférence sur la liberté d’expression, il aurait pu endurer lui-même cette souffrance. Certains de ses collègues, tels que le philosophe de gauche Jacques Derrida, ont eu plus de courage. La police secrète (StB) a par exemple essayé de faire de lui un dealer de drogue. Le retentissement international de cette histoire l’a toutefois protégé. »Dans le magazine culturel A2 auquel il a accordé un entretien, Noam Chomsky a pourtant salué la mémoire du président Václav Havel, « un homme d’Etat, qui s’est battu pour les droits de l’Homme ». L’intellectuel américain participe de cette lutte, mais il n’est pas très optimiste quant à l’avenir, ainsi qu’il l’a confié à la Télévision publique tchèque :
« Il y a deux menaces pressantes. La première est la menace nucléaire qui s’aggrave. C’est un miracle que nous y ayons pour l’heure échappé. L’autre danger est la destruction de l’environnement. Nous fonçons vers un précipice en détruisant les conditions d’une existence décente pour nos petits-enfants. Et cela est mené par les pays les plus puissants, les plus riches, les plus éduqués du monde, principalement par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Nous devons comprendre que le calcul moral du capitalisme libéral contemporain classe l’avenir de vos petits-enfants à zéro par rapport au besoin de générer des profits demain. »
Rediffusion du 17/06/2014